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Ambrose Bierce : En suivant la mer

jeudi 12 juin 2025, par Denis Blaizot

Auteur : Ambrose Bierce Ambrose Bierce (1842 — 1913)
Ambrose Bierce naquit dans l’État de l’Ohio, le 24 juin 1842. Il prit du service dans l’armée fédérale ou abolitionniste pendant la guerre de Sécession. La paix revenue, il débuta une carrière de journaliste. En parallèle, il rédigea un grand nombre de nouvelles et de contes souvent sombres et étranges. Sa réputation en France tient surtout à son dictionnaire du Diable.

Titre original : Following the sea

Titre : En suivant la mer

Traducteur : Denis Blaizot

Cette nouvelle fait partie du recueil Cobwebs from an Empty Skull signé Dod Grile (nom de plume d’Ambrose Bierce Ambrose Bierce (1842 — 1913)
Ambrose Bierce naquit dans l’État de l’Ohio, le 24 juin 1842. Il prit du service dans l’armée fédérale ou abolitionniste pendant la guerre de Sécession. La paix revenue, il débuta une carrière de journaliste. En parallèle, il rédigea un grand nombre de nouvelles et de contes souvent sombres et étranges. Sa réputation en France tient surtout à son dictionnaire du Diable.
) publié pour la première fois chez George Routledge & Sons en 1874.

Au moment du « grand tremblement de terre de 68 », déclara M. Swiddler – William Swiddler, de Calaveras – j’étais à Arica, au Pérou. Je n’ai pas de carte avec moi, et je ne suis pas certain qu’Arica ne soit pas plutôt au Chili, mais cela ne fait pas beaucoup de différence ; il y eut un tremblement de terre tout le long de la côte.
Sam Baxter était avec nous. Je pense qu’il était parti de San Francisco pour construire un chemin de fer, ou quelque chose comme ça. Le matin du tremblement de terre, Sam et moi étions descendus à la plage pour nous baigner. Nous avions enlevé nos bottes et commencions à muer, lorsqu’il y eut un léger tremblement de terre, comme si l’éléphant qui la supporte poussait vers le haut, ou se couchait et se relevait. Ensuite, les flots, qui s’aplatissaient sur le sable et emportaient les bagatelles qu’ils pouvaient saisir, commencèrent à reculer vers le large, comme s’ils avaient reçu une dépêche qu’on ne s’attendait pas à ce que quelqu’un survive. C’était inutile, car nous ne nous y attendions pas.
Quand la mer se retira entièrement hors de vue, nous la suivîmes car, on s’en souvient, nous étions venus nous baigner ; et se baigner sans eau n’est pas rafraîchissant sous un climat chaud.
Pendant les quatre ou cinq premiers miles, la marche fut très difficile, bien que la pente fût assez raide. Le sol était mou, il y avait des forêts enchevêtrées d’algues, de vieux navires pourris, des ancres rouillées, des squelettes humains et une multitude de choses pour gêner le piéton. Les requins qui pataugeaient nous mordaient les jambes tandis que nous les dépassions, et nous glissions constamment sur les poissons plats éparpillés comme des écorces d’orange sur un trottoir. Sam avait bourré le devant de sa chemise d’un tel poids de doublons provenant de l’épave d’un vieux galion que j’ai dû l’aider à traverser tous les pires endroits. C’était très décourageant.
Bientôt, loin à l’horizon ouest, je vis la mer revenir. Il m’est alors venu à l’esprit que je ne souhaitais pas qu’elle revienne. Un raz-de-marée est presque toujours humide, et j’étais maintenant loin de chez moi, sans aucun moyen de faire du feu.
Il en était de même pour Sam, mais il ne semblait pas y penser de cette façon. Il resta immobile un moment, les yeux fixés sur la ligne d’eau qui avançait ; puis se tourna vers moi, disant très sincèrement :
—  Je vais vous dire, William ; Je n’ai jamais autant voulu un navire, du berceau à la tombe ! Je donnerais t-o-u-t pour un bateau ! Plus que pour tous les chemins de fer et autoroutes que l’on pourrait créer ! Je donnerais plus de cent, mille, un million de dollars ! Je donnerais… je donnerais tout ce que je possède pour… juste… un… petit… canot !
Pour montrer avec quelle légèreté il pouvait se séparer de sa richesse, il sortit sa chemise de son pantalon, se débarrassant de ses doublons, qui tombèrent à ses pieds en une pluie d’or.
À ce moment-là, le raz-de-marée était proche de nous. Appelez ça une vague ! C’était un solide mur d’eau verte, plus haut que les chutes du Niagara, s’étendant à perte de vue à droite et à gauche, sans interruption dans sa façade imposante ! Ce que nous devions faire n’était pas du tout clair. La paroi mouvante ne présentait aucune saillie au moyen de laquelle le grimpeur le plus audacieux pouvait espérer atteindre le sommet. Il n’y avait pas de lierre, il n’y avait pas de rebords de fenêtre. Attendez !… il y avait le paratonnerre ! Non, il n’y avait pas de paratonnerre. Bien sûr que non !
Regardant désespérément vers le haut, je commençai à penser à toutes les actions mesquines que j’avais accomplies dans ma vie, quand je vis se projeter au-delà de la crête de la vague le beaupré d’un navire, avec un homme assis dessus lisant un journal ! Heureusement, nous étions sauvés !
Tombant à genoux avec une gratitude pleine de larmes, nous nous sommes relevés et avons couru… couru aussi vite que nous le pouvions, je suppose. Car maintenant toute la partie avant du navire pointait dans l’eau juste au-dessus de nos têtes, et pouvait perdre son équilibre à tout moment. Si seulement nous avions apporté nos parapluies !
Je criai à l’homme sur le beaupré de nous jeter une ligne. Il répondit simplement que sa correspondance était déjà très onéreuse et qu’il n’avait ni plume ni encre.
Puis je lui dis que je voulais monter à bord. Il dit que j’en trouverais un sur la plage, à environ trois lieues au sud, là où le « Nancy Tucker » a atterri.
À ces réponses, je fus découragé. Ce n’était pas tant que l’homme refusait de m’aider, mais plutôt qu’il faisait des calembours. Bientôt, cependant, il plia son journal, le rangea soigneusement dans sa poche, alla chercher une ligne et nous la lança au moment où nous étions sur le point d’abandonner la course. Sam se jeta dessus et l’attrapa. Je saisis ses jambes, on passa le bout de la corde autour du cabestan, et dès que les hommes du bord eurent bu un peu de grog, on nous hissa. Je peux vous assurer que ce n’était pas une belle expérience de remonter ainsi, près du front d’eau lisse et vertical, avec les baleines dégringolant tout autour et au-dessus de nous, et les espadons nous flairant ostensiblement avec une curiosité vulgaire.
Nous n’avions pas plus tôt mis le pied sur le pont et désengagé Sam du crochet, que le commissaire de bord s’avança avec un livre et un crayon.
—  Billets, messieurs.
Nous lui avons dit que nous n’avions pas de billets et il nous a ordonné de débarquer du bateau. On lui représenta que c’était tout à fait impossible dans les circonstances ; mais il a répondu qu’il n’avait rien à voir avec les circonstances, qu’il ne savait rien des circonstances. Rien ne pouvait l’émouvoir jusqu’à ce que le Capitaine, qui était vraiment un homme au bon cœur, vienne sur le pont et le jette par-dessus bord. Nous étions maintenant dépouillés de nos vêtements, frottés partout avec des brosses dures, roulés sur le ventre, enveloppés dans des flanelles, étendus devant un poêle chaud dans le salon et étranglés avec de l’eau-de-vie brûlante. Nous n’avions pas été mouillés, ni avalé d’eau de mer, mais le chirurgien a dit que c’était le bon traitement. On ne sait pas ce qu’il aurait pu nous faire si le Capitaine au cœur tendre ne l’avait pas jeté dans sa cabine et nous avait dit de monter sur le pont.
À ce moment-là, le navire passait devant la ville d’Arica, et nous étions sur le point de reculer et de pêcher un peu, lorsqu’il s’échoua au sommet d’une colline. Le capitaine largua toutes les ancres qu’il avait autour de lui ; et quand l’eau revenait en tourbillonnant à son niveau légal, emmenant la ville pour compagnie, nous étions là, au milieu d’un charmant pays agricole, mais à quelque distance de tout port de mer.
Au lever du soleil le lendemain matin, nous étions tous sur le pont. Sam se dirigea à l’arrière vers l’habitacle, jeta négligemment son regard sur la boussole et poussa un cri d’étonnement.
—  Dites, capitaine, cria-t-il, cela a été une convulsion de la nature plus terrible que vous ne l’imaginez. Tout a été chamboulé. L’aiguille pointe plein sud !
—  Quoi, espèce d’idiot ! grogna le patron en jetant un coup d’œil, ça pointe droit vers bâbord, et voilà le Soleil, droit devant !
Sam se tourna et le regarda avec un mépris ineffable.
—  Maintenant, qui a dit que ce n’était pas droit devant ? dites-moi. Affichez vos connaissances sur les tremblements de terre. Bien sûr, je ne parlais pas seulement de ce continent, ni seulement de cette terre : je vous le dis, tout a basculé !