Accueil > Ebooks gratuits > Les contes des mille et un matins > Édouard de Keyser : Le marais

Édouard de Keyser : Le marais

dimanche 11 avril 2021, par Denis Blaizot

Ce conte est paru dans Le Matin du 28 mai 1921 1921 .

Bien que les œuvres de cet écrivain ne soient prêtes d’être dans domaine public, l’auteur étant décédé en 1974 1974 , je mets en ligne cette petite nouvelle afin de permettre à tout un chacun de découvrir un peu de son œuvre. Vous pouvez d’ailleurs retrouver tous les textes qu’il a publiés dans le matin sur Gallica. Alors si son style vous plait...

Quand il descendit de la carriole, Kléber Arbouille, le vieux constructeur de bateaux, ne cacha plus une agitation qu’il n’avait pas montrée au conducteur, celui-ci n’étant qu’un terrien de Mauzé, à plus de trois lieues du Marais.

À pas furieux, il se dirigea vers un grand ¡et solide garçon qui déchargeait une barique de haricots, et l’interpella

— Arrête-toi, Jean. Y a une mauvaise Nouvelle...

Le jeune paysan repoussa son chapeau Sur la nuque et plaisanta :

— Vous vous en ferez toujours, donc ! Y a-t-il du mauvais quand la récolte est belle et que le soleil glisse sur les conches [1] ?

Le bonhomme broussaillu remua rageusement la chaîne de forçat qui gardait sa montre.

— J’te dis qu’y a du mauvais ! Sais-tu qui j’ai rencontré à Niort ? M. Fildège !... Oui ! Parfaitement, le petit ingénieur qui s’est soigné ici pendant la guerre. Y revient ; y sera là dans deux jours. Et sais-tu pourquoi y revient ?

Le regard assombri, Jean murmura :

— Il tournait beaucoup autour de Marie-Anne.

— Ah ! peut-être bien qu’il veut se marier. On est riche, à présent, dans le Marais !... Mais il a une autre idée. Devine ce qu’il m’a dit ? Qu’il venait étudier un projet à présenter au conseil général, qu’il y avait trop d’eau par ici et pas assez de chemins ! Tu entends ! Trop d’eau !...

Son indignation éclata en jurons serrés, après quoi il cracha sur une bouse de vache, comme si elle lui représentait, photographiquement, l’ingénieur Fildège. Puis il tourna les talons en lançant par-dessus l’épaule :

— Au fait... peut-être bien qu’il veut se marier avec la Marie-Anne...

Comme un bien qu’on voulait lui voler, Jean regarda longuement le joli port d’Arçais, avec ses innombrables embarcations noires, toutes pareilles, semblables à une troupe alignée. La conche arrivait de droite, entre les arbres touffus et les maisons blondes doucement elle charriait des plaques de « lentilles » vertes et, tournant court, s’en allait vers la Sèvre. Des deux côtés, par les chemins d’eau, débouchaient des barques qui ramenaient bêtes et gens du travail.

Jean sauta dans une embarcation, empoigna la pigouille [2] et se lança au milieu du canal. Il voulait parler à Marie-Anne. Il l’avait vue partir deux heures plus tôt, assise à l’extrême bout pointu de son bateau, et si gracieuse en maniant sa godille. Mais il s’arrêta bientôt, indécis. Il n’avait pas remarqué vers quelle conche se dirigeait la jeune fille ; était-elle allée au potager, à une demi-heure de là ? Ou à la prairie étalée derrière la conche aux Frênes ? Ou encore aux champs qu’emprisonnaient les sentiers d’eau, tout près de la Grande Rigole ? Trois directions différentes et compliquées dans ce labyrinthe aquatique, trois directions entre lesquelles il ne pouvait choisir. Il préféra attendre et se rangea pour laisser passer les barques chargées de foin, de charrues et de vaches. Une autre embarcation transportait un mobilier. Peut-être les deux femmes qui la dirigeaient avaient-elles aperçu Marie-Anne. En toute autre circonstance. Jean ne l’eût pas demandé, dans la crainte de faire marcher les langues toujours promptes, mais cette fois il lui parut que c’était l’établissement d’un droit, une prise de possession.

Les deux paysannes ne savaient rien.

La barque de Jean s’arrêta sous le pont de l’unique route qui traverse le Marais. À gauche, une conche s’enfuyait brillante de lumière entre l’ombre des grands peupliers, tortueuse aussi, avec des petits caps et des anses minuscules où dormaient des bateaux. Quelques canards ramaient vers un canal secondaire, et des laveuses riaient haut, entre leurs coups de battoir précipités comme un galop.

Au-dessus de lui, Jean perçut une voix enrouée de colère :

— Trop d’eau ! Trop d’eau !

Kléber Arbouille continuait sa tournée vengeresse. Il ne rencontra qu’un seul accueil tiède, celui du pharmacien mais ce petit homme chétif n’était pas du Marais et trouvait fatigant de ne se déplacer que par eau, fût-ce pour aller cueillir un melon ou pour chercher l’herbe de ses lapins.

Jean n’écoutait pas. Les yeux mi-clos, il voyait Marie-Anne, si jolie, si bonne. Certes, elle lui parlait affectueusement ; il pouvait croire qu’elle l’aimerait... Cependant, il eût tant désiré avoir une parole d’elle ; une parole qui détruisît sa crainte naissante... Malgré tout, ce Fildège était ingénieur, et Marie-Anne était une « demoiselle », bien digne de plaire à un citadin.

L’arriviste ne Venait pas seulement avec des projets aptes à lui faire gagner les sympathies de politiciens ignorants ; il ferait fia cour à Marie-Anne, et espérerait en même temps sa beauté et sa dot !...

— Parlons à sa mère, fit Jean tout haut.

À grands coups de pigouille, il se dirigea vers le bief de la Garenne, où descendent les plus grandes fermes.

La mère de Marie-Anne, fidèle à la coiffe blanche dont le fond carré couvre toute la nuque, ravaudait des bas dans sa cuisine. Jean lui prit les deux mains :

— Savez-vous la nouvelle ? Kléber ne vous l’a pas dite ? L’ingénieur Fildège revient pour étudier un plan d’assèchement. Trop d’eau ! dit-on là-bas... On va remplacer les conches par des chemins...

Les bras de la vieille se raidissaient. Avec le mélange de deux ou trois patois récoltés aux environs, mais tempérés par les continuelles remontrances de sa fille, elle balbutia :

— J’aurais pas cru qu’monsieur Fildège... Trop d’eau dans l’Mara !...

— Que voulez-vous, la mère. Il cherche un moyen de se pousser, de présenter, une idée nouvelle.

— Trop d’eau dans l’Mara, répétait la vieille femme.

Soudain, sa colère éclata :

— Et mes haricots, alors ! Sans eau, j’ne pourrai plus jamais faire pousser mes haricots !...

Elle ferma les yeux et se tut.

À deux cents kilomètres de là, savait-on que le Marais était une oasis enchantée ? On se figurait des eaux bourbeuses, aux émanations de fièvre et Fildège comptait en profiler pour se faire adjuger l’exécution de travaux sacrilèges, mais rémunérateurs.

Oui, sous le prétexte de salubrité, il pouvait lancer l’administration dans les plus bêtes aventures. À la place des conches luisantes, qui serpentaient sous des dômes de feuillages, et où les paysans poussaient leurs barques en chantant, on aurait un pays plat, uni, bientôt dépourvu d’arbres comme les landes voisines.

Elle n’ouvrit plus les lèvres que pour deux syllabes qui valaient bien un discours

— Cochon !...

Jean partit, rassuré. La fermière n’accueillerait pas comme un gendre possible l’arriviste Fildège. s’il arrivait jusqu’au village, éventualité qui devenait déjà improbable tant la campagne de Kléber Arbouille avait été chaude.

Tous ces paysans, à qui le labyrinthe de canaux, de biefs, de rigoles, imposaient d’énormes surcroîts de fatigue, aimaient leur Marais comme une petite patrie. Le mot de Kléber : trop d’eau ! ayant fait le tour d’Arçais, des gars résolus s’en allèrent en barque porter le cri d’alarme jusqu’à Danvix et Coulon.

Aussi lorsque, deux jours plus tard, Fildège, un petit homme aux yeux de souris, descendit du tortillard, il fut tout étonné de voir arriver à sa rencontre une quarantaine d’hommes, et crut à une attention de bienvenue. Une Voiture attendait même hors de la gare.

Mais l’un des hommes, parlant au nom du groupe, lui expliqua qu’il valait mieux retourner d’où il venait, sans retard, et que la voiture le conduirait à Mauzé, d’où il lui serait possible de prendre le premier express. On fit une allusion assez brutale à ses projets d’assèchement, et le ton de ce petit discours, les figures qui l’encadraient firent comprendre à Fildège qu’il serait inutile, sinon dangereux, de s’obstiner. Il ne comprenait pas cet entêtement obtus, mais il monta dans la carriole, sachant bien que le maire ni les gendarmes ne pourraient rien contre une conjuration de village.

Trois mois plus tard, Jean épousa Marie-Anne.

Édouard de Keyser Édouard De Keyser Né Édouard Gustave Isidore Aimé Dekeyser à Ypres (Flandre-Occidentale, Belgique) le 1er juillet 1883 et mort à Nice (Alpes-Maritimes, France) le 11 mai 1974, est un écrivain belge. Voyageur, auteur de romans sentimentaux, de romans policiers, de romans d’aventures et d’ouvrages pour la jeunesse, officier dans l’armée belge, il a écrit sous son patronyme, et sous les pseudonymes de : Edmond Romazières, Alain Duval, Ro Mazières et Alba d’Oro. (source : B.N.F.)


[1Petits canaux dans ce marais poitevin si curieux qu’il a mérité le surnom de Petite Hollande.

[2gaffe.