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Horace van Offel : L’étrange voyage

vendredi 25 décembre 2020, par Denis Blaizot

Ce conte est paru dans l’Excelsior du 3 décembre 1920 1920 .

Vous pouvez le lire ci-dessous ou dans son jus sur gallica.

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Tottenham Court Road, à Londres, chez Jeffries et Jones, où j’étais vendeur, on trouvait de tout, depuis des berceaux jusqu’à des linceuls. Je tenais le rayon des appareils électriques. Un matin, pendant que je me promenais entre mes rangées de piles, de bobines et d’ampoules, le patron du bazar s’arrêta devant moi :

— Quelle idée, s’écria-t-il, placer là ce gaillard ! Avec sa tête de lord ruiné, il ferait bien mieux parmi les meubles et les objets d’art.

Le lendemain, je circulais sur une galerie du troisième étage encombrée de matelas, de lits, de canapés, de fauteuils, de garnitures de cheminées et de guéridons. L’aspect de ce déménagement sans fin m’accablait de lassitude et me donnait de drôles d’idées. Je pensais aux futurs propriétaires de ces lits : à tous ceux qui allaient naître, souffrir, rêver et mourir là-dedans.

Le patron repassa. Et il ne se montra pas plus satisfait que la fois précédente :

— Non, dit-il, ce n’est pas encore son affaire. On croirait un fantôme parmi des meubles hantés. Quel air pour un vendeur ! Quel air !... Tenez, mettez-le au rayon des portraits historiques. Ce sera beaucoup mieux.

Par ce temps de nouveaux riches, le rayon des portraits historiques était fort achalandé. Je vendais des ancêtres depuis l’ouverture du magasin jusqu’à la fermeture. À tel point que je rentrais tous les soirs chez moi brisé de fatigue et que j’en avais le sommeil agité.

Pendant une de ces nuits je fus tourmenté par un rêve singulier. J’errais dans une ville entièrement construite en galeries couvertes, d’un style inconnu, très étrange. Cette ville semblait abandonnée. Elle était pleine de gravats, de murs écroulés et de caves béantes. Aussitôt je fis des efforts inouïs pour sortir de ce rêve ; car je savais que je rêvais et — comment exprimer cela ? — je savais que j’étais déjà venu dans cette ville... que je n’avais pourtant jamais vue ! Il y flottait une intolérable odeur d’air vicié. Ne pouvant me réveiller, je me résignai à subir mon supplice jusqu’à la fin.

Mais ce cauchemar redoutable et familier eut un dénouement inattendu. Au lieu d’errer en vain dans la ville mystérieuse, je finis par y découvrir une sorte de palais qui paraissait habité. La façade était bizarrement surchargée d’ornements : de colonnes torses et de cariatides de bronze. On y pénétrait par une large porte cintrée, ouverte sur un vestibule vide. Dans une pièce du rez-de-chaussée, je vis une jeune femme, vêtue de noir, agenouillée devant un portrait.

Ce portrait représentait un personnage altier qui avait un costume que je ne puis définir. Ce n’était ni un costume de prélat, ni un costume de magistrat. Cela n’était d’aucun temps, d’aucun pays. C’était dans le style de la ville... une chose tout à fait inconnue et que je connaissais tout de même ! Je n’en puis dire davantage. Si j’en parlais trop, il me semble que mes pensées se disperseraient en désordre et ne retrouveraient plus jamais leur équilibre. Mais ce n’est rien. Savez-vous qui était ce personnage peint ? Ce personnage, c’était moi ! Il avait mon visage, mon sourire et mon regard.

Or, la jeune femme gémissait :

— Pourquoi, pourquoi es-tu parti ? Puis-je vivre sans toi ?

— Mais, répondis-je, me voici...

Elle ne fit pas un geste. Alors je me rendis compte qu’elle ignorait ma présence. Je criai plus fort, je la touchai. Elle n’eut même pas un frisson. Comprenez-vous ? Je croyais être là, mais je n’étais pas là. Je n’étais qu’esprit, qu’un faible esprit incapable de révéler son existence. Une sorte de désespoir me saisit. J’essayai de toutes mes forces d’ébranler quelques objets qui se trouvaient à portée de ma main. Inutiles efforts ! Je réussis, à peine, à soulever légèrement un mince rideau de tulle et à faire craquer le parquet. La jeune femme tourna la tête et me montra son beau visage et ses yeux douloureux gonflés de pleurs. Je me réveillai brusquement.

Le même jour, j’eus une nouvelle visite du patron.

— Que le diable vous emporte ! dit-il, vous le faites exprès. Je ne voudrais pas vous renvoyer, mais vous faites positivement peur aux gens. De quel cimetière sortez-vous ? Puisque cela vous amuse de jouer aux revenants, allez au rayon des cercueils et des couronnes funèbres. Là, vous serez le véritable homme à sa vraie place.

Je me rendis à mon nouveau poste sans protester. J’y trouvai de la besogne. Car, Londres étant affligée d’une belle épidémie de grippe, on y enterrait plusieurs milliers de gentlemen inconnus tous les jours.

La nuit suivante, je repris mon rêve où je l’avais laissé. Sans hésiter, j’entrai dans la maison où était mon portrait. J’y découvris un vaste salon éclairé par des lampes voilées. La jeune femme était là, éplorée et blonde, en compagnie de deux vieillards. Ils étaient assis autour d’une petite table ronde sur laquelle ils avaient posé leurs mains. Un des vieillards demanda :

— Esprit, es-tu là ?

— Oui ! criai-je.

Mais ils ne m’entendirent point.

— C’est ridicule, affirma l’autre vieillard. Mais le premier secoua la tête, et il répéta sa question :

— Esprit, es-tu là ?

J’étais vraiment désespéré de ce qu’ils ne voulaient pas me voir ni m’entendre. Rassemblant toute mon énergie, j’essayai de renverser la table. Elle oscilla à peine.

— Voilà une manifestation indiscutable ! s’écria le premier vieillard d’un air triomphant. Comment douter encore ?

— Illusion, chimère, railla celui qui ne croyait pas. Ce mouvement a été provoqué inconsciemment par un de nous.

Et, se tournant vers la jeune femme, il ajouta :

— Va dormir, ma mignonne. Ces folies finiront par te tuer. Il faut laisser les morts en paix.

Lorsqu’ils furent seuls, les deux vieillards se mirent à discuter avec vivacité.

— Je veux que cela cesse, dit le sceptique. L’autre protestait :

— Mais laissez-moi au moins essayer mon appareil. J’ai construit un appareil qui permettra aux esprits d’entrer en communication avec nous. Qu’est-ce qu’un esprit ? Ne sommes-nous pas esprits, nous-mêmes ? Vous êtes plaisants avec votre infini mesuré en long et en large. L’univers a, sans doute, d’innombrables plans que nous ne pouvons même pas concevoir. Nous appelons matière ce que nous pouvons toucher, sentir, voir, etc., mais il peut exister des matières qui échappent absolument à nos misérables sens ; des matières vivantes et conscientes qui sont, elles-mêmes, incapables de se mettre en relation avec nous. Demain nous essayerons mon appareil, vous verrez...

Je n’en sus pas davantage. Les derniers mots de la discussion furent couverts par les grincements de mon réveille-matin. J’ouvris les yeux, et je m’aperçus qu’il pleuvait et qu’il était l’heure de me rendre à la Tottenham Court Road.

Vous pensez bien que j’attendis la nuit avec impatience. Qu’allait-il m’arriver ? Parlerais-je aux deux vieillards et à la jeune femme ? Il ne m’arriva rien du tout. Je dormis paisiblement jusqu’au matin. Et il en fut ainsi durant toutes les nuits suivantes. Plus jamais je ne repris le chemin de la ville inconnue. Qu’est-ce que cela signifiait ? Songe, mensonge ou vérité ? Peut-être que ces vivants de l’autre monde ne m’appelaient plus ?

Et il s’opéra un grand changement dans mon humeur. Je devins gai, alerte et serviable. Tellement qu’à la fin mon patron le remarqua.

— Quel type ! fit-il, le voilà rose et souriant comme un baby. Ma parole, il vient de naître. Allons, mettez-le au rayon des biberons, des hochets et des layettes...

Horace van Offel

Excellente petite nouvelle indéniablement à classer dans le domaine du fantastique. Un narrateur, dépressif, qui fait des rêves étranges où il est question de communication avec les esprits. Mais une fin des plus inattendues. J’ai tout simplement adoré. L’œuvre de cet écrivain mérite vraiment d’être explorée avec plus d’attetion.