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Stephen Leacock : Le journal de Marie Maschineff

samedi 28 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle est parue dans Le Matin du 13 février 1920 1920 .
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Préambule. — Est-ce que vous vous regardez jamais dans un miroir ?... Moi, j’aime me regarder dans une glace, des heures durant. Quand ma servante Ninitzka ou Jakub, le valet, passent derrière moi, ils croient que je suis folle. Mais non. Je ne le suis pas.

J’ai dix-sept ans.

Le lendemain. — En me promenant, j’ai rencontré une fleur. Elle rêvait au bout d’une longue tige. C’était une tchupskaïa. Je lui ai demandé si mon cœur connaîtrait jamais l’amour. Elle m’a répondu oui.

En rentrant, j’ai rencontré aussi un ognon. On avait écrasé sa queue. Il gisait, lamentable, sur la route. Oh ! comme il a dû souffrir !... Je l’ai caché dans mon sein. Toute la nuit, il a reposé sous mon oreiller. J’ai pleuré.

Un autres jour. — Mon âme a faim d’amour. Comment se fait-il que je n’aime personne ?

Je ne puis même pas aimer Alexis Alexovitch, que je dois épouser dans un mois...

Le surlendemain. — Pourquoi me confine-t-on ainsi dans la maisons ? Je n’en peux plus ! Pourquoi m’empêche-t-on de me tuer ? La nuit dernière, j’ai fait une nouvelles tentative. J’ai mis une fiole d’acide sulfurique sur ma table de nuit. Ce matin elle y était encore. Et je n’étais pas morte. C’est affreux !

Le jour suivant. — J’ai trouvé un chou sur la route. Il était couché sous une haie. De méchants gamins l’y avaient chassé à coups de pierre. J’ai essayé de le ranimer... À côté, il y avait un œuf. Lui aussi, il était inanimé... J’ai pleuré.

Ce matin. — Mon cœur bat depuis ce matin. Un homme est passé. De ma fenêtre, je l’ai vu descendre du côté de la prairie, sur le bord de la rivière. Dieu, qu’il était beau ! Non point si grand qu’Alexis, oh non ! mais petit et tout rond... rond comme le pauvre chou d’hier.

Il portait un veston de velours, un pliant, un chevalet, une pipe et un sourire qui éclairait sa face comme un clair de lune sur un bol de mastic.

Est-ce que je l’aime ?... Je ne sais pas... Tandis qu’il passait sous ma fenêtre, je lui ai lancé un bouton de rose... Il ne l’a pas remarqué. Alors je lui ai lancé un savon et une brosse à dents... Mais je l’ai raté et il a poursuivi sa route.

Un autre tour. — L’amour est entré dans ma vie... Je l’ai revu ! Je lui ai parlé ! Il était assis sur son pliant. Il peignait. Je lui ai demandé son nom. Son nom !... Mon cœur bat il la pensée de l’écrire. Non... je ne l’écrirai pas ; je vais le chuchoter : c’est Otto Dinkespiel.

Quel joli nom !

Je lui ai demandé aussi :

— Qu’est-ce que vous êtes en train de peindre ? Est-ce l’Enfant Jésus ?

— Non, m’a-t-il dit. C’est une vache.

J’ai mieux regardé. En effet, c’était une vache. Alors j’ai dardé mes prunelles dans les siennes et j’ai dit :

— Ce sera notre secret. Nous ne le révélerons à personne.

Une semaine après. — Tous les matins, je vais voir Otto dans la prairie. Je m’assieds à côté de lui et je lui explique ce que je pense, ce que je lis, ce que je sais, ce que je sens et ce que je ne sens pas. Il m’écoute avec un air de ne pas vous écouter qui me ravit. L’union de nos âmes est merveilleuse.

Aujourd’hui. — Otto m’a touchée... Ce seul souvenir me fait tressaillir. Tandis que j’étais debout près de lui, sur la rive, le manche de mon ombrelle a effleuré le dernier bouton de son gilet... J’ai ressenti le feu d’une brûlure soudaine... Demain j’amènerai Otto et le présenterai à mon père.

Le lendemain. — Otto a tapé papa... Il l’a tapé de dix roubles. Mon père est furieux. Il lui a interdit de remettre les pieds dans la maison. Je ne pourrai plus le revoir que sur le bord de la rivière.

Deux jours plus tard. — Otto m’a demandé un souvenir. Je lui ai offert une de mes épingles à chapeau. Mais il a préféré ma broche de diamants. J’ai compris l’allusion. Je suis pour lui la plus précieuse des créatures, comme le diamant est la plus précieuse des pierreries.

Ce matin. — Hier, Otto m’a encore demandé un souvenir. J’ai sorti une pièce d’or et lui ai proposé de la couper en deux. Otto n’a pas voulu. J’ai deviné sa pensée. Ce serait couper notre amour que de fendre la pièce. Il la gardera pour nous deux, intacte comme notre amour. Quelle délicatesse de pensée !

Le lendemain. — Je viens de lui apporter une autre pièce d’or. En échange, il m’a donné un kopeck de bronze. J’ai compris. Notre amour sera pur comme l’or et solide comme le bronze.

J’ai peur qu’Alexis ne revienne et qu’Otto ne le tue.

Plus tard. — J’ai parlé d’Alexis à Otto. Je lui ai dit que je suis sa fiancée. D’abord, Otto n’a rien répondu. Il avait peur de ne pas être maître de sa colère. Puis il plia rapidement bagage. Alors je lui ai annoncé qu’Alexis n’était point encore arrivé. Otto s’est calmé et il a repris son pinceau.

Trois jours après. — Alexis rentrera dans quinze jours. J’ai dit à Otto qu’il faudra nous tuer. Notre amour l’exige. Otto m’a proposé de me tuer la première, afin qu’il meure de faim sur ma tombe, ensuite.

Cinq jours plus tard. — Otto et moi nous ne mourrons pas Nous allons nous sauver ensemble. Quand Alexis arrivera, nous serons loin. Mais Otto m’a persuadée qu’il valait mieux ne pas partir les mains vides. Aussi, chaque jour, j’apporte un paquet à mon chevalier servant, un paquet qu’il met en sûreté dans sa chambre, à l’auberge. Avant-hier, je lui ai confié une boite de bijoux, et hier, sur son conseil, j’ai retiré mes économies de la banque. Aujourd’hui il a eu la délicatesse de me suggérer d’emporter quelques souvenirs de mon père et de ma mère. Alors, ce soir, je prendrai la montre d’or de papa, pendant qu’il sera endormi... Et demain, Otto et moi, nous disparaîtrons pour toujours.

Le lendemain soir. — Mon âme est écrasée ! Ce que je craignais est survenu. Alexis est arrivé. Il s’est battu avec Otto !... Quelle horrible vision !... Je me trouvais auprès d’Otto, dans la prairie. Alexis parait, énorme, menaçant. Je m’écrie :

— Otto ! mon amour... Va-t’en !... Ne le tue pas !

Otto hésite, puis il se sauve... Comme il était noble dans sa fuite ! Mais Alexis le rattrape, et les voilà qui luttent !... Ah ! l’affreux spectacle !... Alexis empoigne Otto par la ceinture et le fait tourner dans l’air comme une fronde. Le pantalon craque ; Otto tombe dans l’herbe. Alexis lui donne des coups de pied, le relève et lui écrase le tableau sur la tête. Alors, saisissant le malheureux par les hanches, il le lance dans la rivière, où mon pauvre Otto commence à flotter, la tête hors du tableau troué.

Tout à coup Alexis revient vers moi et m’emporte vers notre maison en murmurant des mots d’amour....

Quelle calamité ! Je vais épouser Alexis, tandis que je suis hantée par la vision de ce pauvre Otto qui flotte avec son tableau percé. Le courant de la rivière va l’entraîner vers le Dnieper, puis dans le Bug, puis dans la Volga, puis enfin dans la mer Caspienne. Et comme la mer Caspienne est une mer qui ne communique avec aucune autre mer, Otto y flottera en rond pendant des années, peut-être... Mon cœur se fend. Je vais pleurer.

Stephen Leacock

Adaptation de Maurice Dekobra