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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (47e partie)

mardi 7 octobre 2025, par Denis Blaizot

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—  Avec la science, jamais !

—  Sais-tu qu’il y a plus de quatre mille kilomètres d’ici à V.pr.d.3 ?

—  Quatre mille cinq cents.

—  Et tu y seras ce soir ?

—  Oui, j’ai inventé un moyen de locomotion d’une rapidité foudroyante.

À cette réplique de Geirard, la colère du gouverneur tomba pour faire place à la curiosité du savant. Il connaissait son ami et savait son génie capable de tout.

—  Qu’est-ce que c’est que ce moyen de locomotion foudroyante ? demanda-t-il, intéressé d’avance.

—  Un planeur marchant sans moteur.

Guadiala se précipita sur Geirard, lui prit les deux mains et, comme s’il voulait l’avaler, lui cria avec une sorte d’avidité :

—  Explique-moi cela !

—  Je monte par la rafale, c’est-à-dire par la différence de vitesse du vent sur chacun des deux côtés du planeur, ce qui l’enlève sensiblement suivant la verticale. Quand le vent cesse d’agir, le planeur tend à retomber. Sans la résistance de l’air il descendrait verticalement. Mais par sa forme, et par cette résistance, il descend suivant un plan incliné et suivant la génératrice d’un cône décrit autour de la verticale. Ce qui détermine la génératrice c’est la position du centre de gravité qui, le faisant pencher d’un côté plutôt que d’un autre, lui donne sa direction. Un second coup de vent l’enlève de nouveau, et ainsi de suite. Je le dirige en prenant plus ou moins de toile, ce qui règle la hauteur de l’élévation, et en déplaçant le centre de gravité, ce qui me donne la direction de chute. Tu comprends ?

—  Parfaitement ! continue.

—  La grande difficulté consistait dans la possibilité de maintenir toujours l’appareil en équilibre dans le vent, et c’est ce que j’ai résolu. La chose s’exécute automatiquement par des plans mobiles à l’avant et à l’arrière, et par la forme de la courbe du planeur. Les plans sont en éventails et glissent à volonté les uns sur les autres.

Guadiala devenait de plus en plus intéressé.

—  Quelle est sa vitesse ? demanda-t-il.

—  En chute libre, autrement dit verticalement, il parcourrait un kilomètre en deux minutes et demie, Or, il glisse suivant un plan incliné, et, d’après une expérience élémentaire de physique, il arrive avec la même vitesse, à l’extrémité du plan incliné, qu’au point où il serait tombé verticalement qu’il tombe ou qu’il glisse ! Donc, plus il viendra de haut, plus il ira vite.

—  Et pratiquement ?

—  Je puis atteindre, en certains moments, mille kilomètres à l’heure, avec un planeur de quinze à vingt mètres de diamètre.

—  Superbe ! s’écria le gouverneur, admirable ! inouï ! Morbleu, tu me montreras cela.

—  Volontiers.

—  Tout de suite !

—  À une condition.

—  Laquelle ?

—  C’est que tu voudras bien prendre la peine de t’asseoir et de m’écouter pendant cinq minutes sans m’interrompre, ni sans bouger.

—  Ah ! ah ! je comprends !

—  Est-ce convenu ?

—  J’essaierai.

Geirard raconta l’histoire de Napal. Guadiala l’écouta, indifférent d’abord, puis entraîné de plus en plus par la comparaison entre la générosité chevaleresque du jeune Indien et l’injustice du jugement émis par le Conseil Suprême. La colère le reprit de nouveau. Les morbleu, les sacrebleu, se succédaient en exclamations furieuses. Et, quand Geirard eut terminé, le gouverneur ne put se retenir de crier, en frappant du poing sur son bureau, suivant son habitude :

—  C’est une infamie ! Ils n’en font jamais d’autres ! Et voilà ceux qui nous dirigent !

Puis s’arrêtant soudain :

—  Tu es certain que les choses se sont passées comme tu viens de me le raconter ?

—  Absolument sûr.

—  Tu t’intéresses à ce jeune homme ?

—  Comme à un ami loyal et des plus dévoués.

—  Tu le connais donc bien ?

—  Tu me fais, en vérité, une singulière question. Crois-tu que moi, Geirard, j’honorerais de mon amitié un homme que je n’en jugerais pas digne ?

—  C’est bien. Que faut-il faire ?

—  Le faire partir, tout simplement.

Le gouverneur sursauta.

—  C’est impossible, tu le sais bien, dit-il.

—  Pas pour toi.

—  Pour moi plus que pour tout autre. Mon devoir m’y oblige. Mon serment me le défend.

—  Il n’y a plus ni devoir, ni serment, quand il s’agit de réparer une injustice.

—  D’accord. Par malheur, ce que tu demandes est impossible, entends-tu ? complètement impossible.

—  Il doit y avoir un moyen, repartit Geirard sans s’émouvoir.

—  Il n’y en a pas !

—  Si j’étais gouverneur des colonies, je l’aurais déjà trouvé.

Guadiala haussa les épaules.

—  Tu es exaspérant. Mais, triple entêté, puisque je t’affirme qu’il n’y en a pas !

—  Je t’assure que tu en trouveras un.

—  Comprends donc que, depuis neuf ans que je suis gouverneur des colonies, pas un de mes prisonniers n’en est sorti. Pas un qui ait tenté de s’enfuir, comprends-tu, pas un !

—  Parce que tu ne les y aidais pas.

—  Les aider ! Apprends encore, puisque tu feins d’ignorer ce que tu connais aussi bien que moi, apprends que ton Napal est interné avec une position définie, qu’il est inscrit sur le contrôle de toutes les administrations secondaires relatives aux colonies, et qu’il ne pourrait faire un pas hors d’ici sans qu’on en soit partout averti. En supposant même qu’il parvienne à s’évader, que ferait-il sans moyens d’existence, sans ressources pour se les procurer ?

—  S’il était mort, dit tranquillement Geirard, il disparaîtrait des contrôles.

Cette réflexion fit jaillir une idée dans le cerveau du gouverneur.

—  En effet, dit-il.

—  Tu vois bien qu’il y a un moyen.

—  Comment l’appliquer ? Nous ne pouvons pas le tuer pour le sauver, pourtant !

—  Non, mais le substituer à un autre. Saisis-tu ?

—  Parbleu, je ne suis pas un enfant ! Tu veux que, le jour où l’un de mes administrés libres mourra, je lui substitue Napal, en donnant à celui-ci le nom de mon administré et en inscrivant l’Indien comme mort en lieu et place du défunt, de telle sorte que, sous un autre état-civil, Napal aura la faculté de circuler librement en Europe.

—  Tu as parfaitement compris.

—  Permets-moi de le dire que c’est absurde.

—  Très logique, au contraire.

—  Prouve-le, tu me feras plaisir, car je serais enchanté de jouer un bon tour au Conseil.

—  Combien, parmi ceux de tes administrés qui sont libres, en meurt-il par jour ?

—  Plusieurs centaines.

—  Dans ce nombre, combien par accident ou par imprudence ?

—  Cinq ou six.

—  Eh bien, il s’agit simplement d’attendre qu’un de ces accidents se produise dans des conditions favorables, c’est-à-dire avec un individu à peu près du même âge et de la même taille que Napal. Je vais t’envoyer un homme de confiance, et le jour où l’acte se produira mon planeur fera le reste. À ce sujet, je vais te demander ton concours.

—  Avec plaisir.

—  Mon planeur réclame encore quelques perfectionnements. Comme gouverneur des colonies, tu peux mettre à ma disposition tous les instruments et tous les appareils qui me sont nécessaires. Je m’en servirai pour exécuter ces travaux indispensables pendant mon séjour ici.

—  Nous travaillerons ensemble, cela me reposera de mes employés. ce sera charmant, ajouta le gouverneur en se frottant les mains.

Geirard compléta son récit sur la situation de Napal par quelques détails complémentaires que Guadiala écouta très attentivement, sans protester, sans faire le moindre geste. Nous l’avons dit, c’était un homme généreux. L’aveuglement du Conseil l’exaspérait. Quand Geirard eut terminé, il acquiesça de la tête, et, lui prenant les mains, s’écria :

—  C’est entendu, palsambleu ! MM. les membres du conseil n’y verront goutte, et c’est se réjouir doublement que de se moquer d’eux. Maintenant, allons voir ton planeur. Je l’ai bien gagné, morbleu !

Les deux amis sortirent satisfaits l’un de l’autre, tandis que les employés, en voyant le gouverneur s’éloigner, se répétèrent les uns aux autres : Notre chef est sorti, tant mieux. C’est du bon temps pour nous, profitons-en !

Ce qui prouve que, grâce à Geirard, tout le monde était content chez le gouverneur général des colonies, un jour du mois d’août de l’an 2400 de l’ère chrétienne, et 1778 années après l’hégire.

LXXII – Où Napal disparaît et où apparaît Upsal

On se rappelle que Geirard, après le départ de Papillon, s’était remis avec ardeur au travail, afin de donner à son planeur les perfectionnements qui lui manquaient. Après quelques tâtonnements, il obtint un résultat à peu près complet. Il le fit fonctionner sur plusieurs lieues de longueur, et satisfait, mais n’osant encore se risquer sur de grands espaces, il l’emballa et vint trouver son ami Guadiala, dont il connaissait la bonté de caractère. Il espérait le mettre dans ses intérêts et le persuader de tirer Napal de la triste situation où l’avaient plongé les intrigues d’Afsoul et d’Isabelle.

À la rigueur, à l’aide de son planeur, il lui restait toujours la ressource d’enlever l’Indien et de le transporter hors d’Europe ; mais il gardait cette solution pour la dernière chance, dans le cas où toutes les autres lui manqueraient.

Nous avons vu ce qu’il en était arrivé. Après s’être fait un peu prier, Guadiala, qui avait autant d’estime que d’amitié pour Geirard, se laissa conduire par le savant, enchanté au fond non de jouer un bon tour au Conseil ce dont il se moquait, mais de contribuer à une bonne action.

L’exécution pratique du plan imaginé par Geirard fut des plus simples. Se servant de son influence, le gouverneur réclama Papillon sous un prétexte quelconque et lui donna un poste par lequel il fut chargé d’avertir immédiatement le gouverneur général dès qu’une mort par accident survenait dans les colonies et de procéder lui-même à la première enquête. On éliminait de cette façon tout autre employé, et on rendait la substitution possible, surtout si l’accident se produisait dans une région peu habitée. Le décès par accident était indispensable à l’exécution du projet, parce que dans un cas de mort par maladie le service médical eût été averti immédiatement, et il n’y avait plus de substitution possible. Ce n’était, en somme, que plusieurs jours d’attente. Les probabilités indiquaient que le fait ne tarderait pas à se produire, puisqu’on comptait cinq ou six morts violentes par jour.

Le huitième jour de son arrivée, Papillon, qui s’acquittait de son service avec une attention facile à concevoir, puisqu’il s’agissait de sauver Napal, signala au gouverneur que le nommé Upsal, portant la fiche n°1521, venait de périr par accident.

Cet Upsal était un haut fonctionnaire, membre de l’une des commissions placées entre les directions et les conseils. Travailleur infatigable, il était parvenu jeune, à trente-cinq ans environ, à cette belle situation, mais aux dépens de sa santé. Il avait dû prendre un congé d’un an pour se refaire. Il voyageait, évitant tout travail intellectuel, et visitait l’Afrique à l’époque où Napal s’y trouvait comme prisonnier.

La voiture avec laquelle il voyageait était d’un modèle nouveau et perfectionné. Il l’avait adoptée précisément pour cette cause et la conduisait lui-même. Par suite d’un défaut dans les appareils, elle fit explosion au milieu d’une forêt dans le haut Niger. Il fut tué par un éclat qui lui emporta la tête, tandis que le corps protégé demeurait intact.

Cet accident s’était produit loin de toute habitation. Ce fut un voyageur qui en donna connaissance au premier poste. Papillon, dans les mains duquel le service avait été concentré fut aussitôt averti.

Transporté sur les lieux, le colosse remarqua que le mort, dont le visage était complètement défiguré, avait à peu près la même taille et la même corpulence que Napal. Il télégraphia au gouverneur, qui partit sur-le-champ avec Geirard dans le planeur. Guadiala accompagnait Geirard afin d’éviter toute complication. Sa présence simplifierait tout.

On prit le corps, et on fila à toute vitesse vers le parc où Napal s’isolait dans ses heures de découragement. On sait ce qu’il advint ensuite.

Le jeune Indien, aidé par Papillon, endossa rapidement les vêtements du mort, auquel on revêtit les siens, et on précipita le corps inerte du haut de l’appareil sur le sol. Pour dérouter les soupçons, le gouverneur déclara plus tard que, dans une expérience qu’il exécutait en compagnie d’un prisonnier, celui-ci s’était tué, par suite d’un faux mouvement dans la manœuvre.

Quant au véritable accident, le voyageur avait poursuivi sa route sans s’inquiéter des suites, après avoir fait sa déclaration. Les sous-ordres de Papillon ne se livraient jamais à une constatation formelle avant l’arrivée de leur chef, qui n’était autre que Papillon lui-même. Il n’y avait donc, rien à craindre, ni d’un côté, ni de l’autre.

Ainsi Napal était devenu, en moins de cinq minutes, un haut fonctionnaire en voyage sous le nom d’Upsal. Le carnet de fiches, trouvé dans le vêtement, lui assurait cette identité. Il ne devait rejoindre son poste de travail que le premier juillet 2401, autrement dit plus de dix mois après l’époque présente.

Il résolut d’en profiter pour user des avantages que lui donnait le carnet, achever ses observations, éviter les endroits où habitait le fonctionnaire qu’il remplaçait et quitter définitivement l’Europe pour revenir dans l’Inde.

Ce changement extraordinaire dans sa fortune étourdissait Napal. Il obéissait machinalement aux injonctions de ses amis, et, tandis que le planeur s’enlevait, il demeurait immobile, bouche béante, sans proférer une parole. Sa contenance embarrassée divertissait beaucoup le gouverneur.

—  Jeune homme, disait Guadiala, vous pouvez vous vanter d’être le héros d’une aventure bien extraordinaire.

—  Bah ! répondait Geirard, c’est une erreur administrative compensée par une erreur humanitaire.

Le savant avait raison. Dans cette formidable organisation européenne, un individu constituait une unité faisant elle-même partie d’un tout. Du moment que l’unité subsistait, il ne venait à personne l’idée de chercher plus loin.

Cependant Napal se remettait de sa surprise. Tandis que Papillon, instruit à la manœuvre par Geirard, dirigeait l’appareil avec une habileté qui réjouissait Guadiala, Geirard mit, en peu de mots, le jeune Indien au courant de ce qui s’était passé.

Napal remercia le gouverneur avec la franchise sympathique qu’il apportait dans toutes ses actions, de telle sorte que Guadiala enchanté s’écria, en frappant sur l’épaule de Geirard, ainsi qu’il avait coutume de le faire dans ses moments de bonne humeur :

—  Palsambleu ! mon vieil ami, je ne crois pas avoir perdu mon temps en suivant tes conseils. Aussitôt rentré, je vais donner une heure de repos à mes employés.

On arriva sur la maison du gouverneur, et ce dernier regagna ses appartements par la fenêtre. C’était en effet de cette manière pittoresque qu’on quittait la nacelle. Posé sur le sol, le planeur n’aurait jamais eu assez de vent pour s’enlever, en raison des obstacles que les maisons et les accidents de terrain opposaient aux courants d’air. L’appareil descendait donc, et, après une manœuvre assez délicate, se plaçait sur un toit où on le maintenait à l’aide de crampons. De là, à l’aide d’une échelle de corde, on pénétrait dans l’immeuble. Le planeur se laissait ensuite glisser du haut du toit avec le maximum de surface, c’est-à-dire toutes les toiles étalées. Le vent le soulevait après une descente de quelques mètres, et la manœuvre s’accomplissait ainsi que nous l’avons expliqué plus haut.

Les évolutions de ce planeur, encore inconnu des populations, avaient attiré une foule de curieux ; de sorte que ce fut au-dessus de nombreux spectateurs que monsieur le Gouverneur Général rentra dans ses appartements, en passant par la fenêtre, à la grande stupéfaction de ses employés.

Napal suivit Geirard chez lui, tandis que Papillon allait remiser l’aéroplane.

LXXIII – L’aéroplane

Dès qu’ils furent rentrés, Geirard interrogea Napal sur ce qu’il comptait faire.

—  Je vous avoue, lui répondit le jeune homme en souriant, que je n’ai pas encore pris le temps d’y réfléchir.

—  Je conçois cela, dit Geirard. J’y ai pensé pour vous. Votre intention, lorsque vous avez été arrêté, était de mûrir votre expérience en observant les côtés de nos institutions et de nos usages que vous ne connaissiez pas encore. La chose vous sera d’autant plus facile maintenant, que votre nouvelle position vous donne non seulement votre liberté, mais encore vous procurera les moyens que vous n’auriez jamais possédés sans elle. Évitez seulement de rencontrer l’ancienne ou une nouvelle Isabelle.

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