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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (46e partie)
lundi 6 octobre 2025, par
Était-ce une illusion où un effet de son imagination ? Napal crut reconnaître Oudja parmi les personnes qui se tenaient à l’avant. C’était bien son allure et sa taille élégante. Il lui sembla que cette personne le regardait aussi, qu’elle lui envoyait un geste d’adieu. Son cœur battit violemment, il concentra toute sa pensée vers la jeune femme comme pour lui faire parvenir à travers l’espace l’intensité du sentiment qui le dominait. Bientôt le rouleur gagna de vitesse, les silhouettes des passagers s’effacèrent, et il se rapetissa lui-même dans la perspective.
— O chère Oudja, pensa Napal, ton image est tellement présente à mon esprit que je crois te voir partout et toujours !
Il demanda des détails sur ce bateau. On lui répondit qu’il faisait partie des grands navires construits pour les longues traversées et qu’il se dirigeait sur l’Inde. Alors son doute se dissipa. C’était Oudja, son cœur ne l’avait pas trompé ! Il tourna ses regards vers le navire, espérant la revoir. Le profil imposant du vaisseau diminuait peu à peu et s’effaça bientôt à l’horizon. Le jeune homme baissa la tête en poussant un soupir de regret. Il avait entrevu sa fiancée pour la dernière fois. L’immensité des mers se dressait entre elle et lui.
Il rentra dans sa cabine le cœur oppressé, espérant trouver dans le repos un adoucissement à sa douleur.
LXX – L’exil perpétuel
Le reste du voyage se passa sans incident jusqu’au débarquement sur la terre d’Afrique, à V.p.2.G.C.(2 Ville proprement dite de la grande Colonie).
L’Afrique du vingt-cinquième siècle se trouvait presque tout entière colonisée par l’Europe. La république libérienne et un royaume abyssin étaient les seuls États indépendants, mais alliés, sur cette vaste contrée qu’on appelait la Grande Colonie.
La civilisation, surtout dans les anciennes capitales, ressemblait à celle des États-Collectifs, sans cependant posséder aucun établissement gigantesque comme la fabrication vestimentale, par exemple.
L’Europe tirait le meilleur parti possible de ses colonies et monopolisait les produits à son profit. En un mot la grande colonie était considérée comme le frère cadet des États-Collectifs, frère heureux de vivre sous la domination de son aîné, dont il reconnaissait la suprématie sans conteste. Mêmes usages qu’en Europe, partout bien-être et vie confortable en échange du travail.
Nous savons déjà que les colonies étaient administrées par un gouverneur général nommé Guadiala. Sa position équivalait à celle des membres des conseils et ne relevait que du Conseil Suprême.
Aussitôt débarqué, Napal prit place dans un train semblable à celui qui l’avait conduit de V.pr.d.3 à la Méditerranée. Il traversa l’ancienne Algérie, ensuite les plaines uniformes et les plateaux caillouteux du Sahara sans sortir de son indifférence. Après cinq ou six heures de marche, on le fit descendre à la station d’une grande ville située en avant d’un fleuve très large qui roulait ses eaux noirâtres à une petite distance de la ville. Cette dernière était désignée par V.p.4.G.C.(quatrième ville principale de la Grande Colonie.)
En repérant plus tard ses points de longitude et de latitude, Napal reconnut sous cette dénomination l’ancienne ville saharienne de Tombouctou et le grand fleuve du Niger.
Après la descente du train, on le conduisit dans la demeure qu’il devait désormais habiter. C’était un endroit isolé, à l’ouest de la ville assez loin pour qu’il lui fût impossible de communiquer avec elle.
Dès lors, les jours s’écoulèrent pour Napal dans une monotonie désespérante. Cependant, à part la perte de sa liberté, sa situation né présentait rien de pénible. Son travail quotidien consistait en calculs et en tableaux graphiques, ses repas et son domicile équivalaient à ceux qu’on lui donnait en Europe avant sa nomination de chef de section.
La société qu’il fréquentait – ce fut là le côté le plus pénible de sa nouvelle existence – était très restreinte. Elle se composait de plusieurs condamnés politiques, exilés comme lui, qu’il rencontrait à la promenade, et des agents de surveillance. Nul ne pouvait lui rendre visite sans une permission du gouverneur général.
L’endroit appelé « la Promenade » comprenait un parc très vaste fermé de toutes parts par un réseau compliqué de fils métalliques hérissés le long desquels passaient des courants électriques assez puissants pour foudroyer tout individu assez imprudent pour essayer de les franchir. Le parc, arrosé par des canaux dérivés du fleuve, s’agrémentait d’une végétation tropicale magnifique et variée.
La seule joie de Napal consistait à s’isoler dans l’un des oasis de la promenade, de s’y coucher à l’ombre des baobabs ou des dattiers, et de s’y abandonner à l’amertume de ses pensées. Accablé de dégoût, il perdit jusqu’à la nomenclature des jours, accomplissant machinalement sa besogne, attendant que la nuit vint, avec le sommeil, le délivrer des regrets cuisants où le plongeait son impuissance à sortir d’un exil qu’il n’avait pas mérité.
Souvent il évoquait le souvenir de ses anciens compagnons. Qu’était devenu Papillon ? Que faisait Geirard ? Que pensait le savant qui l’avait accueilli avec tant de bienveillance, qui l’avait honoré de son amitié, négligeant mème ses amis pour se consacrer tout entier avec lui à la grande œuvre qu’il voulait entreprendre ? Devait-il ne jamais le revoir ?
Et Papillon, ce compagnon dévoué qui le couvait d’un regard empreint d’une si franche amitié chaque fois qu’il lui dévoilait.ses projets d’avenir, resterait-il seul en Europe sans retourner dans l’Inde ? Cependant Papillon avait recueilli ses notes, il pourrait les communiquer, les publier, et peut-être ainsi ses efforts ne seraient pas complètement perdus. Cette pensée consolante apportait un soulagement à sa douleur. Il y revenait fréquemment sans savoir, hélas ! si elle se réaliserait jamais.
Puis la figure d’Hassir se montrait à son tour. Le vieillard s’était-il trompé en lui faisant espérer la succès ? Avait-il oublié dans sa pure sagesse, le degré d’infamie qu’atteint parfois la haine des méchants ?
Enfin, la douce image d’Oudja passait devant ses yeux. Et, en songeant que la jeune fille était victime de son dévouement pour lui, il ne pouvait se retenir de verser des larmes amères sur leur commun malheur.
Ces personnages apparaissaient et disparaissaient dans son imagination en lui laissant une impression de tristesse qui lui faisait profondément sentir l’isolement dans lequel il végétait. En face de l’injustice du sort qui le frappait, il sentait gronder en lui des sentiments de révolte qui finissaient par déborder en plaintes douloureuses.
— À quoi m’ont servi mes travaux, disait-il, et la science acquise après tant d’efforts ? Je les avais consacrés au service de ma patrie, et ma patrie m’a proscrit. Je me suis dévoué au bonheur de mes concitoyens, sacrifiant pour eux mon repas et ma liberté, et mes concitoyens m’appellent traître et renégat ! O humanité l’envie haineuse, la lâcheté, l’égoïsme et la basse calomnie sont-ils les sentiments qui dominent chez toi, ceux que tu te plais à récompenser au détriment de la justice et de la vérité ? J’avais nourri l’espoir d’améliorer la condition des humbles et des déshérités. Il a suffi du caprice d’une femme et des manœuvres hypocrites d’un prévaricateur pour tout anéantir. O Ligerey, je n’ai jamais si bien compris qu’au milieu de cette solitude l’abîme du désespoir dont la mort est venue te délivrer !
Napal trouvait son unique distraction dans la lecture des brochures et des journaux qu’on mettait à la disposition des déportés dans la bibliothèque. Il espérait y trouver un jour ou l’autre des nouvelles de ses amis et pensait que, si Papillon publiait ses notes, il le saurait par la même voie, Mais un gardien qu’il avait su faire parler, grâce à l’expérience qu’il tenait de Geirard, lui apprit qu’on rédigeait ces revues pour distraire les prisonniers et que les faits qu’elles publiaient étaient inventés à plaisir pour des raisons politiques faciles à comprendre.
Désenchanté, Napal abandonna toute lecture. Cette dernière distraction lui manquant, il tomba dans l’indifférence la plus complète sur tout ce qui l’entourait. Il ne conservait plus aucune espérance, il passait ses nuits à déplorer ses misères et le jour à faire machinalement sa besogne pour éviter de tomber dans une disgrâce plus pénible encore.
Une après-midi qu’il était étendu sur le sol à l’endroit où il avait pris l’habitude de rêver, loin de tout bruit et de toute compagnie, il lui sembla que le ciel s’obscurcissait. Il vit tout à coup une ombre énorme se projeter à côté de lui, tandis qu’une corde, armée d’un crochet et d’un mousqueton, pendait jusqu’à terre. Le jeune homme leva la tête et aperçut un immense appareil, semblable à un oiseau monstrueux, accroché entre deux grands arbres. Tel devait être le Roc des Mille et une Nuits, cet oiseau fantastique auquel obéissaient les Génies.
Surpris, Napal cherchait à comprendre, quand une voix qui paraissait tomber des nues lui dit impérieusement :
— Montez !
C’était la voix de Geirard.
Confondu d’étonnement, Napal. restait immobile.
— Accrochez-vous-et montez ! répéta la voix du même ton impératif.
Il n’y avait pas à s’y tromper. La voix venait bien de Geirard. Napal regarda fixement cette fois : il aperçut le savant penché hors de la nacelle de son planeur, en compagnie de Papillon et d’un personnage qu’il ne connaissait pas. Il enroula la corde autour de son corps, s’accrocha avec le mousqueton, et aussitôt il se sentit enlevé par le bras vigoureux de Papillon qui de dépose en moins d’une minute dans la nacelle.
Abasourdi, Napal commençait à se ressaisir, quand Geirard lui dit subitement :
— Vous êtes mort !
Napal ouvrit la bouche pour demander une explication.
— Pas un mot, continua le savant. Un mort ne parle pas !
L’inconnu souriait, Papillon montrait son calme des plus beaux jours. Napal voulut sourire aussi, lorsque Geirard ajouta :
— Maintenant, déshabillez-vous !
LXXI – Où l’on voit quel moyen employait Geirard pour calmer l’irascible gouverneur des colonies
Il est indispensable de remonter de quelques jours en arrière, afin de comprendre comment Geirard et Papillon se trouvaient en Afrique au-dessus de la tête de Napal, au moment où il s’y attendait le moins.
Le gouverneur général des colonies, Guadiala, dont nous avons déjà parlé, était un homme de caractère droit, bon et généreux, mais irascible à l’excès.
La plus petite contrariété l’agaçait, un rien l’énervait. Alors il jurait, s’emportait puis, sa première fureur passée, n’y pensait plus. Il faisait de fréquents voyages dans les colonies et résidait principalement à V.p.4.G.C. où Napal vivait désormais exilé.
Le surlendemain de l’arrivée du jeune Indien, Guadiala arpentait son bureau dans un état d’humeur épouvantable. Pourquoi, Parce qu’en compulsant les mots que venait de lui expédier le Conseil Suprême il se croyait une fois de plus en présence d’une de ces erreurs qu’il qualifiait volontiers d’impérities administratives de Messieurs les Suprêmes.
Il prit un crayon pour corriger l’erreur et se mit en devoir de le tailler. Malheureusement son état de surexcitation ne lui laissait pas la liberté de ses mouvements. Chaque fois la pointe cassait au moment où il finissait de l’effiler. La première fois il frappa du pied. La seconde, il bouscula son bureau pour prendre un autre canif. La troisième fois, il jeta crayon et canif en l’air, regarda ses papiers, parcourut fébrilement deux ou trois feuilles découvrit de nouvelles erreurs et se leva furibond.
Aussitôt téléphones, télescophotes, phonographes, et autres appareils furent mis en mouvement, les sonneries marchèrent avec une violence inaccoutumée, les plaques acoustiques vibrèrent sans interruption. Tous les fonctionnaires se dirent : « Attention ! le gouverneur est en colère. »
Chacun d’eux fut appelé dans le bureau de Guadiala. La porte s’ouvrait. L’employé recevait une semonce vigoureuse qu’il paraissait écouter tête baissée et sortait pour céder la place à un autre. Quand la série fut épuisée, le gouverneur n’était pas encore calmé. Il se promenait dans le bureau, frappant du poing sur la table.
— Morbleu, s’écria-t-il, je crois qu’ils le font exprès. Je n’ai jamais rencontré une pareille collection d’incapables. Ils sont à mettre sous globe après avoir été empaillés. Les membres du Conseil Suprême me les choisissent particulièrement, j’en suis sûr, pour me persuader qu’il existe des bipèdes plus incapables qu’eux. Comme si c’était possible, sacrebleu !
Le gouverneur des colonies, on le voit, ne tenait pas le Conseil Suprême en grande estime. En revanche il affectionnait les jurons chers à l’Alceste du Misanthrope. Peut-être avait-il à se plaindre du premier et pratiquait-il les autres par admiration pour le grand auteur comique.
Il fut interrompu dans son soliloque par une sonnerie qui lui annonçait un visiteur. Il s’arrêta de marcher.
— Qui vient me déranger ? dit-il, je ne puis être tranquille un seul instant.
Il se précipita sur le tube et, furieux :
— Qui est là, demanda-t-il.
— Monsieur Pierre Geirard.
— Geirard ! Il arrive bien ! J’ai toujours trouvé sa porte fermée lors de mon dernier voyage. Il me manquait, le misérable !
Puis, se penchant de nouveau sur le tube, il cria :
— Qu’il monte !
Il ajouta, heureux de pouvoir soulager sa colère :
— Sacrebleu ! je vais le tancer de la belle manière, l’ami Geirard.
Et il se promena de nouveau à grands pas, en attendant l’entrée de l’ami qu’il se proposait comme victime expiatoire de la nullité de ses employés.
La porte s’ouvrit ; Geirard entra. Du premier coup d’œil, le savant devina la disposition d’esprit du gouverneur et se prépara en conséquence.
— Te voilà, toi ! d’où-sors-tu ? demanda brusquement Guadiala.
— De chez moi, répondit tranquille ; ment Geirard.
— Comment de chez toi ? Tu te moques sans doute ?
— Pas du tout. Je suis sorti de chez moi, je te le répète ; ensuite j’ai pris le train, le bateau, un autre train, et me voilà. Depuis dix ans je n’avais fait un aussi long voyage. Je suis un peu fatigué. Permets que je prenne un siège.
Et s’assit négligemment dans un fauteuil, en regardant Guadiala de l’air du monde le plus placide.
Exaspéré, le gouverneur se plaça devant lui.
— J’ai passé cinq jours à V.pr.d.3, dit-il. Peux-tu m’expliquer pourquoi j’ai cogné dix fois à ta porte sans que tu te sois dérangé pour m’ouvrir ?
C’était, en effet, l’époque où Geirard travaillait avec Napal et ne recevait personne dans son laboratoire.
— Tu as cogné à ma porte ? répondit Geirard.
— Dix fois !
— Je n’ai pas ouvert ?
— Pas une seule, sacrebleu, pas une !
— Probablement parce que j’étais absent, répondit imperturbablement Geirard.
— Morbleu ! tu étais chez toi, j’en suis sûr !
— Alors, mon cher, j’étais absent d’esprit, et quand mon esprit est absent il ne reste chez moi que ma chétive personne. Je suppose que mes amis ne tiennent pas à en contempler l’esthétique, elle n’en vaut pas la peine.
Cette réponse originale déconcerta Guadiala. Il chercha un juron dans sa collection pour exprimer sa colère, n’en trouva pas, prit alors un air narquois afin d’essayer un retour offensif, et dit :
— Si je ne t’avais pas reçu, moi, il y a un instant, sous prétexte que mon esthétique ne vaut pas mieux que la tienne, qu’aurais-tu fait ?
— Ce que j’aurais fait ?
— Oui, tu m’obligeras de me l’apprendre.
— J’ai pris un congé. Je serais revenu ce soir, ou demain, à la rigueur après-demain.
— Et si je t’avais condamné ma porte pour toujours ?
— J’aurais inventé un appareil pour l’ouvrir, un moyen pour te forcer à me recevoir et un instrument pour te rendre plus aimable.
Abasourdi, le gouverneur s’arrêta net.
— C’est qu’il le ferait comme il le dit ! s’écria-t-il.
— Sois-en convaincu, affirma Geirard.
— Alors, on n’est plus maître chez soi ?
— Non, quand on veut se dérober pour rendre un service.
— Ce qui signifie ?... demanda Guadiala, dont les traits se détendirent.
— Que je ne viens pas ici pour toi.
— Tu oses l’avouer !
— Pourquoi me gênerais-je ?
Guadiala recommença à bouillonner.
— Que veux-tu ? parle vite, mon temps est précieux.
— Te demander un service, je te le répète.
— Un service, palsambleu ! Crois-tu que je n’aie pas assez d’occupation, sans qu’on vienne me créer des besognes supplémentaires ?
— Il s’agit de réparer une injustice du Conseil Suprême.
— Une injustice du Conseil ! S’il fallait les réparer toutes, la vie de plusieurs hommes n’y suffirait pas.
Geirard avait atteint son but. En parlant du Conseil Suprême il savait qu’il frapperait juste. Il continua :
— Alors, tu refuses ?
— Absolument !
— C’est bien, dit négligemment Geirard. J’ai voulu te donner l’occasion de faire une bonne action. Tu refuses, n’en parlons plus. Mon voyage restera sans effet, voilà tout. Je vais retourner chez moi, et ce soir, en travaillant dans mon laboratoire, je n’y penserai plus. Tant pis pour toi.
— Ce soir, chez toi ? dans ton laboratoire ?
— Oui, à V.pr.d.3.
— Tu veux dire après-demain, sans doute ?
— Ce soir est aujourd’hui. ce n’est pas après-demain, il me semble.
— Tu plaisantes ?

