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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (42e partie)

jeudi 2 octobre 2025, par Denis Blaizot

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Une larme jaillit des paupières de Napal. Il laissa tomber le Billet. Et comme Oudja le regardait avec une muette interrogation, il prononça ces mots d’un accent qui dépeignait la profonde amertume de son âme :

—  Ligerey est mort !

Puis, s’agenouillant devant Louise, il se mit en devoir d’aider sa fiancée dans les soins qu’elle prodiguait à la jeune femme.

Peu à peu les lèvres de Louise se colorèrent ; une tiède rougeur remplaça la froide pâleur de ses joues, ses yeux s’ouvrirent doucement et s’éclairèrent d’un regard empreint d’une telle désolation qu’Oudja ne put retenir ses pleurs.

—  Hélas ! dit Napal, pourquoi les meilleurs sont-ils ceux qui sont le plus éprouvés !

LXIII – Génie disparu !

Le lendemain Napal et Papillon, partis de grand matin de V.pr.d.3, débarquaient du planeur et remontaient le chemin où, jadis, Ligerey vint attendre Napal le jour de son arrivée dans les montagnes. Le savant n’était plus là pour le recevoir. Ce fut Louise Sennevières qui se présenta.

La vaillante femme était arrivée dans la nuit par le premier rapide. Elle venait seulement de quitter le chevet du mort pour accomplir les formalités d’usage dans ces circonstances funèbres. Elle avait aperçu la descente du planeur et se dirigeait au-devant de Napal et de Papillon, qui se présentaient les premiers parmi ceux qui devaient assister aux obsèques de Ligerey.

La jeune femme était pâle. Ses yeux rougis témoignaient des larmes qu’elle avait versées en veillant auprès de l’ami qui lavait quittée pour toujours. Elle tendit la main aux deux Indiens avec un triste sourire et les remercia de leur empressement.

—  N’était-ce pas mon devoir, à cette heure douloureuse, dit Napal, de me rendre avant tous les autres auprès de celui qui fut mon consolateur dans l’exil ? Qui sait, hélas ! si nous n’avons pas activé son désespoir en cherchant vainement à ranimer ses espérances, et si nous ne sommes. pas la cause involontaire du malheur qui vous frappe ?

—  Chassez cette injuste pensée, mon ami, répondit Louise. Ligerey, abreuvé d’amertume, a quitté la vie parce qu’il ne pouvait plus supporter les chagrins qui le torturaient. Sa résolution était prise, lisez let vous comprendrez.

Elle tendit à Napal la lettre dans laquelle Ligerey lui adressait ses adieux, Le jeune Indien lut ce qui suit :

« Louise, ma chère bien-aimée, je quitte cette Terre d’où me bannit l’injuste haine des puissants qui sont restés sourds à ma voix. Je pars le cœur plein d’amour pour toi, et en même temps déchiré par le remords d’avoir si mal récompensé les efforts que tu as faits pour apporter un adoucissement à mes douleurs. Tu as été le rayon de soleil béni qui réchauffait mon âme désolée et qui éclairait ma vie au milieu des chagrins qui l’assombrissaient. En échange de cette tendresse infinie, je n’ai apporté dans ton existence qu’inquiétude et tristesse. Pardonne-moi ! Ne regrette pas ma mort, elle te rend ta liberté et me délivre du fardeau pesant des aspirations qui me dévoraient. Je t’envoie ma dernière pensée dans cet adieu suprême. Puisses-tu posséder un jour le bonheur que tu mérites ! »

Avec cette lettre, Ligerey laissait à Louise d’autres papiers qui renfermaient ses prescriptions au sujet des notes et des calculs relatifs à ses nombreux travaux. Aucun de ces écrits ne renfermait un mot amer contre ses persécuteurs. Le jeune homme partait en pardonnant à ceux qui avaient méconnu son mérite et causé sa mort.

Napal, profondément attristé, rendit la lettre à Louise. Tandis que la jeune femme les quittait pour s’occuper des funérailles, il se dirigea avec Papillon vers la demeure de Ligerey.

Papillon marchait en silence à côté de Napal, jetant de temps en temps un regard curieux sur le pays qu’il ne connaissait pas. Il avait peu vu Ligerey, mais son compatriote en parlait si souvent dans leurs entretiens qu’il s’était fortement intéressé au jeune savant et le regrettait comme un ami.

Ils pénétrèrent dans la chambre où Napal avait bien souvent, dans son exil, causé avec l’homme studieux dont la parole, l’intéressait si vivement et par laquelle les yeux fixés sur l’immensité des cieux.il lui faisait entrevoir ses espérances, la grandeur de ses vues, l’élévation de ses idées. À ce souvenir Napal ressentit une douleur amère envahir son être. Et ce fut avec un profond serrement de cœur qu’il s’avança près du mort.

Ligerey était étendu sur le lit. Sa physionomie reflétait un calme et une sérénité que Napal ne lui avait jamais connus. Les yeux fermés ne laissaient plus passer ce regard étincelant d’où rayonnait le génie. Mais les lignes pures du profil, l’ampleur du front pâle, permettaient encore de soupçonner l’intelligence qui débordait de ce cerveau quand la pensée l’animait. Sans doute Ligerey avait pris un poison qui lui permit d’envisager l’approche de la mort avec la tranquille assurance de l’homme sans reproche qui la considère comme la fin de tous les tourments.

Quand Napal se fut un peu éloigné, Papillon se pencha à son tour. La gravité de sa figure martiale s’effaça sous une teinte de mélancolie, et il murmura :

—  La pureté de ses traits reflète, jusque dans la mort, la dignité de son caractère et la noblesse de ses pensées !

—  Oui, dit Napal, la nature s’était plu à former dans ce corps, inerte aujourd’hui, une de ses créatures d’élite comme elle en crée parfois dans le cours des âges. Elle avait accumulé dans son cerveau les vues géniales qui le plaçaient au-dessus de ses contemporains. Don précieux que la nature faisait à l’humanité, et que les hommes ont refusé. Ils supporteront les conséquences de leur aveuglement, Avec lui sont perdues les découvertes qui devaient nous mettre en rapport avec les autres mondes, Combien de siècles, hélas ! se passeront avant de retrouver son semblable !

Puis, regardant au-delà de la fenêtre la partie du ciel vers laquelle Ligerey lui montrait Antarès :


 Étoile qui marches dans les profondeurs célestes, dit-il, astre aimé de celui qui repose ici de l’éternel sommeil, soleil lointain dont il entrevoyait les destinées, tu emportes avec toi les secrets de son génie !

—  Le régime des États-Collectifs, observa Papillon, présente de grandes défaillances. n’est-ce pas une honte que des hommes jugés capables de diriger un pays qui tient la tête de la civilisation puissent agir avec assez d’impéritie pour méconnaître ceux qui sont les meilleurs d’entre leurs concitoyens ?

—  Il faut s’en prendre à l’humanité elle-même, répondit Napal, à l’humanité qui choisit trop souvent ses victimes parmi les inventeurs. Les génies heureux sont l’exception ; beaucoup meurent ignorés, après avoir été abreuvés de chagrins pendant leur vie, tandis que ceux qui devraient être responsables de ces iniquités passent leur existence tranquille, heureux même quand un événement comme la mort de Ligerey les débarrasse de ce que, dans leur égoïsme, Ils appellent un ennui.

Bientôt d’autres personnes arrivèrent. C’étaient des amis de Ligerey, ainsi que des employés qui l’avaient connu et apprécié. Parmi eux se trouvaient Darnais et plusieurs de ses collègues de la fabrication alimentaire.

Les soins des cérémonies mortuaires appartenaient aux parents. Ceux de Ligerey n’existaient plus. Louise en prit la direction.

En Europe, au vingt-cinquième siècle, la mort était considérée comme sacrée. On pouvait toujours quitter son travail, à moins d’impossibilité absolue dans le service, pour se rendre auprès d’un parent ou d’un ami décédé. Jamais personne n’abusait de cette permission. Le respect pour la mort, à côté des mesquineries et des petitesses que nous avons signalées, restait un des beaux sentiments par lesquels se distinguaient les Européens.

Les cérémonies funèbres étaient simples, mais toujours imposants. Cela tenait à esprit de ceux qui s’y trouvaient réunis. Autrefois on assistait à un enterrement par déférence ou par politesse envers la famille du défunt. Le régime des États-Collectifs avait forcément banni ce sentiment d’indifférence. Ceux qui étaient liés avec le mort par une amitié sincère venaient seuls lui rendre les derniers devoirs, et Ils arrivaient toujours nombreux. Cette coutume touchante provenait de l’idée que les Européens se faisaient de la mort. Ils la respectaient non seulement à cause de l’Inconnu où partait l’ami qu’ils perdaient, mais parce qu’elle était aussi la grande révélatrice en face de laquelle les hommes se savent égaux et dépouillent l’égoïsme de leur enveloppe terrestre pour revêtir la robe immaculée de la Pitié et de la Fraternité. Idéal élevé qu’aucun peuple n’avait encore entrevu et qui permettait aux Européens de marcher vers l’avenir avec l’espoir d’une vie plus glorieuse que celle de époque présente.

Le défunt était presque toujours incinéré. Mais, afin de ne blesser aucuns conviction, l’inhumation restait libre.

Cependant les nouveaux venus s’avançaient successivement au milieu de la chambre et s’arrêtaient devant Ligerey qu’ils contemplaient en silence. À chaque instant un nouvel arrivé entrait et se joignait au groupe, de telle sorte que la pièce fut bientôt pleine. Les derniers venus durent se tenir au dehors.

Au milieu du silence pose Darnais pris la parole et dit, le bras tendu au dessus du corps de Ligerey :

—  Avant de quitter pour jamais le savant couché sur ce lit funèbre, nous, ses amis, tenons à déclarer que sa mort n’est pas seulement un regret pour nous, mais une perte pour l’humanité tout entière. Ses travaux prouvent qu’il pouvait faire des découvertes admirables et qu’elles furent étouffées sous un silence coupable !

Darnais rentra dans la foule. On entendit des chuchotements mêlés de murmures. Les impressions s’échangeaient d’un groupe à l’autre.

—  Pourquoi, disait l’un, supportons-nous à la tête des États-Collectifs, des hommes aussi peu soucieux des intérêts qu’ils représentent ?

—  Oui, reprit un autre, les membres du Conseil Suprême n’ont qu’un souci : abuser des avantages inhérents à leurs fonctions.

— Le temps est venu, ajoutait un troisième, de leur faire sentir qu’ils sont là pour servir la volonté de tous et non leur satisfaction personnelle.

—  Certes, assez de passe-droits, plus d’abus, ni de faiblesses.

—  Quels sont les coupables ?

—  Ceux qui sont à la tête du pourvoir.

—  Ils sont tous responsables !

—  Oui, tous !

Les répliques s’entrecroisaient à mi-voix. Un grondement de colère passa dans la foule. Tous, en face du défunt, éprouvaient un même sentiment de révolte contre les hommes qui trahissaient les intérêts du pays. Une infamie avait été commise, les coupables devaient la payer !

Papillon debout, dominant les groupes de la hauteur de sa taille, observait, approuvant en silence ce qu’il entendait. Les récriminations s’accentuèrent. le ton monta peu à peu. Plusieurs formulaient déjà des projets de vengeance, quand tout-à-coup il se fit un grand silence. Louise venait d’apparaître.

On s’écarta avec respect, les rangs s’ouvrirent sur son passage. Tous les fronts s’abaissèrent. Tous rendaient hommage au défunt, en s’inclinant devant la compagne dévouée qui avait su Le comprendre et adoucir ses douleurs.

La jeune femme s’avança lentement jusqu’au pied du lit, et posant sa main sur le front glacé de Ligerey se tourna vers les assistants :

—  J’ai entendu vos cris de colère, dit-elle. Ils sont justes ! Mais n’oubliez pas que celui qui est là a cherché dans la mort la fin des maux que des hommes lui ont causés. Ne troublez pas aujourd’hui la paix dont il jouit, ne pensez qu’au respect que nous lui devons tous. Je veillerai près de lui jusqu’à l’heure des obsèques.

Les amis de Ligerey s’inclinèrent une seconde fois devant la jeune femme et se retirèrent lentement, attendant au dehors le moment de l’incinération. Dès qu’elle fut seule, Louise s’agenouilla au bord du lit, laissa tomber sa tête dans ses mains et resta immobile en pleurant celui que bientôt elle ne verrait plus !

Les employés qui travaillaient sous les ordres de Ligerey s’étaient inspirés de l’affection et de l’estime qu’ils ressentaient pour lui, dans le choix de l’emplacement où il devait reposer. On creusa en plein roc, sur un point élevé de la montagne, une niche au milieu de laquelle fut scellée l’urne qui renfermait les cendres du jeune savant. On voyait, de ce point, la jonction de plusieurs vallées, et l’œil plongeait à perte de vue en apercevant les torrents, les villages, les flancs de la montagne travaillés par la puissante industrie européenne et les gigantesques ouvrages métalliques qui reliaient les monts entre eux.

—  S’il est vrai, observa celui qui avait choisi l’emplacement, que l’âme revienne auprès de notre dépouille mortelle, celle de Ligerey contemplera, du haut de ces hauteurs, les grandes voies terrestres placées à mi-chemin entre le ciel et la terre, et cette contemplation lui sera sans doute agréable, en souvenir des pensées qu’il a caressées pendant sa vie.

Quand la cérémonie fut terminée, Louise resta seule au pied de l’urne avec Napal et Papillon. La jeune femme semblait abimée dans sa douleur.

—  Qu’allez-vous faire, mon amie ? lui dit Napal.

—  Il me reste encore, répondit-elle en essuyant ses pleurs, à recueillir les papiers que Ligerey m’a légués et qui représentent le résumé de ses travaux. Ensuite je quitterai ces montagnes, témoins muets de ses souffrances et de sa longue agonie.

—  Après, que deviendrez-vous ?

—  Que voulez-vous que devienne celle qui fut la compagne de l’être supérieur qui repose ici ? Je ne puis plus aimer sans déchoir, mon cœur s’y refuserait. Je porterai toujours son deuil, et je vivrai simplement dans l’accomplissement de la tâche quotidienne qui me sera imposée, attendant avec résignation l’heure où je serai délivrée, moi aussi, des inquiétudes de ce monde.

—  Louise, reprit Napal, n’oubliez jamais que nous sommes pour vous des amis dévoués. Si ce pays vous rappelle des souvenirs trop douloureux, venez nous retrouver dans l’Inde. Nous serons heureux, Oudja et moi, si la destinée veut que nous soyons unis, de vous offrir une hospitalité où vous trouverez dans notre affection sinon l’oubli, du moins un adoucissement à vos chagrins.

—  Je vous remercie, mon ami, répondit Louise en laissant apparaître sur son charmant visage une rêverie mélancolique ; J’ignore ce que l’avenir me réserve. Si le poids de mes chagrins se fait trop lourd, je mettrai votre obligeance à profit.

—  Adieu, donc, mon ami, nous nous reverrons à V.pr.d.3.

Papillon et Napal prirent congé de la jeune femme, qui les suivit d’un regard attristé, et rentrèrent le soir à V.pr.d.3.

LXIV – Chez Lanciano

De retour auprès de Geirard, Napal lui fit le récit des funérailles de Ligerey. Le savant manifesta ses regrets sur la perte d’un homme qui, jeune encore, donnait de si belles espérances. Ils causèrent longtemps en accomplissant leur travail, Geirard s’étendant sur des considérations sociologiques élevées.

Passant ensuite avec sa promptitude habituelle à un autre ordre d’idées :

—  Revenons à vos projets, dit-il. Il me semble qu’Oudja devrait profiter de la circonstance présente pour demander à Lanciano d’une façon définitive de lui communiquer les résumés dont nous avons besoin. Par ce fait qu’il a repoussé la requête de Ligerey, il craindra de la fâcher par un nouveau refus.

Le soir, Napal, en visite chez Oudja, lui rendit compte de ce qui s’était passé la veille. Elle fut très émue de ce récit, car Louise lui était profondément sympathique.

Disons tout de suite d’ailleurs qu’elle profita de ses moments de liberté pour se rendre auprès de la jeune femme afin de la consoler. Elle mit tant de douceur dans ses paroles, elle apporta un tact si pénétrant dans l’expansion de son amitié, qu’elle parvint à adoucir le chagrin de Louise et à jeter une détente dans sa tristesse.

En même temps Oudja se proposa de mettre à exécution le projet de Geirard et se rendit le lendemain chez Lanciano. La jeune Indienne songeait à lui présenter Napal, mais Geirard l’en avait dissuadée à cause d’Isabelle.

—  Elle connaît votre situation, lui dit-il, puisque vous avez commis l’imprudence de la lui dévoiler. Et croyez-moi, elle excitera contré vous la jalousie de votre admirateur. Si elle ne l’a pas fait jusqu’ici, c’est faute de n’avoir pu le rencontrer probablement. Il est donc inutile d’éveiller chez lui une défiance qui ne manquerait pas de se produire à la vue de votre fiancé.

Oudja arriva donc bien conseillée chez Lanciano. Nous savons qu’elle se proposait un double but : repousser ses tentatives sans rebuter ses espérances, et l’amener à ce qu’il lui permit de consulter les livres relatifs à l’organisation générale de l’Europe.

La jeune fille constata que Lanciano se dérobait de plus en plus sur ce dernier point. Sa conduite devenait difficile à saisir. Peut-être se méfait-il, prévenu par Isabelle. La chose était possible, car Oudja crut s’apercevoir que non seulement il cherchait à éluder ses demandes pour se renfermer dans sa passion, mais encore à la sonder pour deviner ses intentions. Elle résolut d’aborder franchement la question.

—  Je crois m’apercevoir, lui dit-elle, que mes questions vous importunent.

—  Quelle étrange supposition ! repartit Lanciano. Vous savez bien que c’est impossible.

—  Puisque vous vous retranchez derrière une réponse polie au lieu de m’avouer la vérité, je vais vous mettre à l’aise.

—  Je vous écoute.

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