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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (27e partie)
mercredi 17 septembre 2025, par
Puis, poursuivant le cours de ses tristes pensées :
— Qu’ai-je fait, se disait-il encore, depuis le jour où je suis débarqué dans ce pays, sinon perdre mon temps dans des travaux stériles. À quoi aboutirai-je ? Comment puis-je espérer me rendre un compte exact de l’organisation générale des États-Collectifs, des usines gigantesques disséminées sur tout le territoire, quand il m’a fallu plus d’une journée pour visiter la fabrique alimentaire d’une seule ville. Des hommes de génie ont travaillé pendant plusieurs siècles, en se succédant les uns aux autres, pour arriver à des résultats prodigieux, et j’ai la prétention de les comprendre en moins d’une année, j’espère £n être assez pénétré pour les transplanter chez moi, les imposer à tout un peuple, changer son état d’âme, apporter un bonheur que je n’ai pas encore rencontré ici ! Folie ! Folie ! Je me suis engagé sur une route inconnue sans jalons, sans points de repère, et comme le voyageur égaré dans les sables, je n’ai plus que la sensation de mon impuissance et de ma témérité !
Abîmé dans son découragement, Napal avait laissé la chambre dans l’obscurité, et restait anéanti sur un siège, absorbé par une seule et même idée.
— J’ai voulu, répétait-il, tenter une œuvre trop lourde pour les forces d’un seul homme, je n’ai pris conseil que de ma vanité, j’en suis puni !
Sa prostration devint si complète que, dans l’alourdissement de son cerveau, il n’eut plus la conscience bien nette de sa personnalité. Il lui sembla que tout se transformait autour de lui, et qu’une vision étrange prenait insensiblement corps devant ses yeux. Était-ce une hallucination causée par la fatigue, ou le résultat de l’une de ces forces mystérieuses par lesquelles se transmet la pensée de deux êtres éloignés l’un de l’autre ? Quoi qu’il en soit, Napal crut voir sa chambre s’illuminer d’une faible lueur, au milieu de laquelle parut se détacher la forme indécise d’une petite salle qu’il reconnut pour l’avoir vue dans l’Inde. Au centre de cette salle, Napal entrevit un fauteuil dans lequel était assis un homme dont le visage se dessina tout-à-coup avec une netteté saisissante. C’était un grand vieillard, il avait le front chauve et un peu ridé, une barbe blanche pendait jusqu’à sa ceinture, ses yeux brillaient d’un vif éclat. Il regardait Napal.
À cet aspect vénérable, le jeune Indien reconnut le sage Hassir. Ses traits paraissaient plus fatigués que le jour où Napal vint lui demander les conseils de son expérience, mais son regard rayonnait d’intelligence et de bonté.
Le jeune homme muet, immobile, se demandait s’il était éveillé ou le jouet d’un songe, lorsque le vieillard se mit à parler avec le timbre grave et profond qu’il lui connaissait.
— Ô Napal, dit-il, pourquoi renoncer à tes projets ? As-tu perdu ton courage ? Et qu’est devenue ta foi ? Sache-le, une tâche n’est jamais trop lourde pour les forces d’un homme, quand c’est l’amour de l’humanité qui le guide, Si, dans un but égoïste, tu poursuivais une œuvre intéressée, oui, alors, tu t’épuiserais en vains efforts et tu succomberais tôt ou tard avec le regret de ton impuissance. Mais ton entreprise est noble et généreuse, poursuis la sans défaillance. Tu seras soutenu par cette puissance invincible, faite de la part que chaque homme apporte inconsciemment à la marche en avant du genre humain, quand il est mûr pour le progrès. Ce fut la-force des réformateurs et des prophètes, c’est la tienne aujourd’hui ! Prends donc patience, tu surmonteras les obstacles qui te seront opposés par tes ennemis. Le présent est à eux, leur puissance te parait formidable, elle tombera comme une poussière, si tu sais te soutenir dans le rude sentier de la vertu, le regard fixé sur l’avenir. Rappelle-toi, Napal, que la destinée de chaque home est écrite en caractères d’airain sur ‘le livre de l’humanité, et qu’il n’est aucune puissance au monde qui, soit capable de l’effacer. Adieu, mon fils, je te salue et je te bénis !
La vision disparut subitement, Napal se retrouva seul dans l’ombre. Il tendit ses bras vers le vieillard comme pour le retenir, ses mains se heurtèrent dans le vide, et ses yeux se mouillèrent de larmes. Essuyant ensuite ses pleurs et dominant son émotion, il se releva transformé.
— Ô sage Hassir, s’écria-t-il, tu me rappelles que le désespoir est stérile, et que celui qui ne craint pas la mort est au-dessus des événements. Je serai digne de toi, je te le jure, il me suffira dorénavant d’évoquer ton souvenir pour rester fort contre le danger.
Rassuré par cette pensée consolante, il reprit confiance en lui-même, il se souvint, comme venait de le lui rappeler Hassir, que tous les cœurs généreux à la recherche de grandes choses avaient réussi parce qu’ils étaient poussés par la prescience exacte de l’évolution cachée la première en avant des autres sous le voile de l’avenir.
En ce moment, fidèle au rendez-vous, Papillon entra. Napal s’avança au devant de son compagnon et s’arrêta surpris. Jamais, en effet, la figure du brave garçon, en dépit des efforts qu’il tentait pour garder son impassibilité ne lui avait paru plus allongée. Qu’on ne s’y trompe pas, cet allongement insolite dans le visage du géant se voyait à peine, un indifférent ne l’eût certes pas remarqué, mais Napal connaissait son ami, il ne pouvait s’y tromper. Que s’était-il passé ?
— Nous savons que Papillon était fier du calme qu’il apportait en toute chose, cependant nous l’avons vu tour à tour sous l’empire de circonstances impérieuses, joyeux le jour où il fit la conquête de Synga, ému quand il se sépara de la jolie soubrette, content lorsqu’il revit Napal, étonné même sous l’impression du grandiose qui l’écrasait en face des bâtiments de l’entrepôt. Mais il ne nous avait pas encore été donné de le voir découragé.
Or, ce soir là, Papillon arrivait découragé ! Donc, Napal s’aperçut immédiatement de l’état d’âme de son compatriote.
— Qu’as-tu ? lui demanda-t-il avec inquiétude. Tu as reçu de mauvaises nouvelles de l’Inde, peut-être ?
— Heureusement non, répondit Papillon.
— Alors, qu’arrive-t-il ?
— Ceci, que je n’ai rien découvert dans cette maudite bibliothèque, et que je crains de ne pouvoir rien découvrir.
— Tu n’as aucun renseignement à me donner ?
— Aucun.
— Cependant tu passes tes journées dans les bâtiments où sont consignés les volumes qui nous éclaireraient sur la situation générale de ce pays ?
— Oui, malheureusement, il m’est impossible de les consulter. Vous ne sauriez vous, imaginer la complication de cette bibliothèque avec ses immenses galeries, ses étages successifs, ses subdivisions, et ses sous-subdivisions, le tout classé en compartiments séparés, livres destinés au public, bouquins pour les spécialistes de telle ou telle profession, volumes réservés à certains fonctionnaires, registres particuliers, etc., etc. Inutile de chercher à pénétrer là dedans par ruse, les précautions sont si bien prises, que les livres secrets ne peuvent être consultés que par ceux qui ont la permission ou le droit de les lire. Il existe partout des fermetures et des communications électriques qui défient les plus habiles. Vous voyez que l’avenir n’est pas couleur de rose.
— D’autant plus, mon pauvre ami, que je ne suis pas plus heureux que toi. Mes affaires se sont embrouillées depuis ta dernière visite.
— Bah ! voyons cela, reprit Papillon qui retrouvait son calme à l’annonce de nouvelles difficultés.
Napal fit à son compagnon le récit de son entrevue avec Isabelle, sans omettre ensuite la vision d’Hassir.
Papillon écouta ce récit avec sa placidité superbe. Un instant, quand Napal, arriva à le minute où Isabelle lui fit l’aveu de son amour, une ride légère plissa son front, marque chez lui d’une profonde inquiétude, mais quand le jeune homme eut achevé, lorsqu’il eut affirmé sa foi dans l’avenir, grâce aux conseils d’Hassir, il se leva et, serrant la main de Napal, prononça froidement de sa voix la plus grave :
— Maître, l’honneur est comme l’œil, on ne joue pas avec luit !
Puis, passant à un ordre d’idées moins élevées, il ajouta :
— Cette Isabelle ne ressemble guère à une charmante femme qui travaille à l’expédition des fiches d’entrée.
— Ce doit être Louise Sennevières, dit Napal.
— Précisément, elle m’a parlé de vous le premier jour où je l’ai vue. Quel caractère sympathique, quelle tendresse discrète et dévouée pour Ligerey. Voilà qui repose de la haine des méchants.
— Et pourtant ces dignes jeunes gens ne sont pas heureux.
Papillon se disposait à répondre par un nouveau proverbe, lorsque le timbre de la boîte aux lettres résonna deux fois, à deux reprises différentes.
— Une missive de l’étranger, s’écria Papillon.
— De Synga, ajouta Napel en retirant la lettre.
En même temps, un sifflement prolongé se fit entendre.
— Qu’est-ce que cela ? demanda Papillon.
— La communication avec le service supérieur dont je dépends, répondit Napal. C’est un ordre de me rendre demain, de bonne heure, à mon bureau pour une communication importante. Voilà qui n’est pas naturel. Isabelle, j’en ai le pressentiment, a dû passer par là. Enfin nous verrons bien, ajouta-t-il en ouvrant le lettre de Synga, tandis qu’au nom d’Isabelle, Papillon ripostait par ce proverbe.
— Où il y a pain, il y a souris, où il y a chien, il y a puce, où il y a femme, il y a diable !
Pendant ce temps, Napal lisait la lettre :
— Victoire, ami, s’écria-t-il tout-à-coup en tendant la missive à son compagnon. Regarde.
Papillon la parcourut à son tour et quand il eut terminé :
— Tout vient à point à qui sait attendre, prononça-t-il étourdiment.
— Holà ! dit Napal surpris en le regardant, il me semble, ami, que tu abuses des proverbes européens. Aurais-tu par hasard oublié ceux de ton pays natal ?
La face du colosse se couvrit d’un léger incarnat. C’était probablement la première fois qu’il lui arrivait de rougir depuis le commencement de son existence, mais aussi pourquoi se mettait-il dans son tort en lançant un proverbe que le premier manant venu pouvait appliquer aussi bien que lui. Il fallait, en vérité, qu’il fût de nouveau hors de son état normal. Or Papillon, satisfait du contenu de la lettre écrite par Synga, s’était oublié dans sa satisfaction, voila tout.
En effet, Synga écrivait que, le lendemain même de sa première lettre, elle recevait une réponse d’Oudja par laquelle sa maîtresse l’informait que, grâce aux prescriptions de Napal, elle avait découvert qu’elle habitait une très grande ville appelée V.Tr.1 (1e Ville de Transport), que sa conviction s’était confirmée par la lecture des en-têtes imprimés sur les papiers de Sivadgi, en-têtes reproduites sur toutes les plaques indicatrices et dont elle n’avait pas d’abord compris la signification sans quoi elle se serait empressée d’avertir ses amis dès le premier jour de son arrivée.
— Enfin, reprit Napal, je ne marcherai plus en aveugle, je sais où habite Oudja. Comprends-tu ma joie ? Je vais la revoir dans quelques jours, demain peut-être, si je puis disposer de quelques heures de liberté !
— Très bien, maître, reprit papillon, mais dans votre joie, vous n’avez lu que les premières lignes de la lettre. Voyez plus loin.
Napal reprit la missive de Synga. La jeune soubrette racontait l’issue des attaques calomnieuses ourdies par Afsoul contre Napal. D’abord un parti, mis en avant par les amis du jeune Indien, avait cherché à déjouer les calomnies lancées par le gouvernement. L’Impartial s’en était mêlé. De là des interpellations devant lesquelles le ministère avait balbutié. La cause semblait gagnée, quand par malheur on avait produit des lettres accusatrices revêtues de la signature de Napal. Rien à répliquer devant cette preuve. Néanmoins Mesval et ses amis gardaient leur estime à leur ancien collaborateur, convaincus que les lettres compromettantes mises en lumière par le gouvernement pour condamner Napal, n’émanaient pas de ce dernier.
— Que m’importent ces infamies, s’écria Napal. N’ai-je pas ma conscience pour moi ? La seule pensée de revoir Oudja efface toutes les autres.
— À la bonne heure, mon cher maître, reprit Papillon. Voilà comme j’aime à vous voir. Gloire en soit rendue à la belle Oudja et au sage Hassir, sans oublier Synga, à qui j’envoie mon meilleur souvenir. Quand comptez-vous partir pour V.Tr.1 ?
— Très prochainement, à mon premier jour de repos.
— Au revoir donc, bonne chance, et surtout bon espoir.
Napal serra la main de son vaillant compagnon, et resté seul, s’endormit le sourire aux lèvres, le sommeil bercé par des rêves heureux.
XLIII – De V.pr.d.3 à V.Tr.1
Le lendemain, il trouva son bureau occupé par un individu qui lui remit une lettre cachetée en lui disant poliment, mais avec cette condoléance hypocrite que les employés affectent envers celui de leurs collègues qui est sous le coup d’une disgrâce !
— J’ai le regret de vous annoncer, monsieur, que je suis désigné pour vous remplacer dans vos fonctions. Vous trouverez consignés sur ce papier les renseignements que vous êtes en droit d’attendre.
Le jeune Indien décacheta la lettre.
On lui reprochait un laisser-aller préjudiciable à son service, et on en tirait la conclusion que, n’étant pas reconnu apte à continuer son surnumérariat, on l’envoyait comme chef de section à V.Em.457 (457e ville d’extraction minière).
— V.Em.457 se dit Napal, j’ai entendu parler de cette ville. Oui, je me rappelle, c’est l’endroit où se trouve relégué Ligerey. On m’envoie en exil, j’y serai, du moins, en aimable compagnie. Ah ! mademoiselle Duparrieu n’a pas perdu de temps, sa haine a servi promptement sa vengeance. Elle me jugeait digne des plus hauts emplois hier soir, elle me signe ce matin un brevet d’incapacité. Elle aurait dû faire précéder sa signature de cette mention : Tel est mon caprice ! Sic volo, sic jubeo sit pro ratione voluntas.
Cependant, en relisant le rapport, il ne put se défendre d’en trouver la teneur si habilement présentée, qu’après en avoir pris connaissance, on devait forcément croire qu’il était un incapable et un maladroit. On négligeait habilement de faire remarquer que les maladresses commises provenaient des exigences mêmes du règlement qu’on lui avait imposé, et non de sa faute à lui. Le jour de sa visite à la fabrication alimentaire était soigneusement noté, et on en tirait comme conséquence que son absence avait été préjudiciable à son travail.
Mademoiselle Duparrieu. se disait-il encore, pouvait ajouter que j’étais capable des plus grandes infamies parce que j’avais repoussé ses avances. Pardieu, je reconnais que je dois être un grand criminel à ses yeux. Beaucoup d’autres auraient agi de même, et je l’excuse. Ce que je lui reproche, c’est la déloyauté avec laquelle elle dénature mes actes, en les falsifiant à l’aide de faux raisonnements. Décidément, les passions seront toujours au-dessus de la civilisation. Me voilà dans un pays en avance de plusieurs siècles sur les autres et, par le seul caprice d’une femme, je passe, en moins d’un mois, de l’espoir d’un brillant avenir à une carrière perdue. Hier au Capitole, aujourd’hui aux Gémonies ! Triste, triste !
En réalité, Napal exagérait les choses. Sous un régime administratif, il est difficile de se rendre un compte exact des raisons qui dictent la conduite des supérieurs, toujours trop soucieux de sauver les apparences pour se laisser aller à des abus criants. Dans les États-Collectifs, les conseils ’se réunissaient à date fixe, et approuvaient les nominations proposées par les directeurs. Plusieurs jours avant la réunion, Isabelle avait eu soin de placer Napal comme premier surnuméraire, afin que sa nomination fût ratifiée par le conseil. Froissée dans son amour propre, la jeune femme avait changé ses batteries. Elle écrivit dans son rapport que, trompée sur la valeur de son candidat, elle le trouvait d’une intelligence médiocre ; qu’au surplus, grisé par son avancement rapide, il apportait une certaine négligence dans son travail et qu’il devenait indispensable de lui donner une leçon en le reléguant dans les montagnes.
De là l’envoi de Napal à V.Em.457 La lettre enjoignait au Jeune Indien de se rendre à son nouveau poste dans un bref délai.
— Je suis à vos ordres, monsieur, pour prendre la suite du service, dit l’employé, en voyant que Napal repliait sa lettre.
— Diable ! il est pressé, pensa ce derniers, il ne se croira véritablement en possession de son titre qu’après mon départ. Soyons bon prince et donnons lui cette joie.
En peu de mots, Napal mit son successeur au courant de son travail. Il le fit avec une aménité si parfaite que l’employé stupéfait en vint à douter que Napal fut en disgrâce, et, lorsque le jeune Indien s’éloigna, il le salua avec un certain respecté en lui répétant plusieurs fois qu’il serait heureux s’il voulait bien l’honorer de temps en temps de sa visite.
Napal remercia en souriant, et se dirigea vers les bâtiments de la bibliothèque afin de chercher les renseignements dont il avait besoin pour se rendre de V.pr.d.3 à V.Tr.1 avant de prendre possession de son nouveau poste dans les montagnes.
Grâce à la rapidité des communications, il espérait trouver le temps de séjourner quelques heures à V.Tr.1, et il pensait que ce temps serait suffisant pour lui permettre de retrouver Oudja, de la voir et de causer avec elle.
Quant aux objets qu lui appartenaient, il n’avait pas à s’en préoccuper, nous savons déjà qu’il existait dans les États-Collectifs un service d’organisation spéciale appropriée à tous les modes de transport. On le prévenait simplement en cas de déplacement, et il agissait en conséquence.

