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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (24e partie)

dimanche 14 septembre 2025, par Denis Blaizot

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épisode 47 — 30 Mai 1898 1898

Puis il se dirigea rapidement vers son domicile. Malheureusement, il était près de neuf heures. Napal réfléchit qu’il n’aurait pas le temps de se rendre chez lui pour prendre la lettre de Synga ; il courut sans tarder à son rendez-vous.

Sa curiosité, du reste, était vivement excitée. Il n’avait vu jusqu’ici que les résultats de la production européenne, mais il ignorait par quels mécanismes internes on obtenait ces résultats prodigieux, et il espérait par l’étude de l’une de ces fabrications phénoménales arriver à se rendre compte des autres.

Roncourt l’attendait dans son bureau. Aux qualités qu’il se donnait, le surveillant général joignant l’habitude de s’exprimer avec une volubilité extraordinaire, de telle sorte qu’on suivait difficilement. le fil de ses discours sans y apporter une extrême attention. C’était, comme on dit vulgairement, un véritable moulin à paroles avec gestes appropriés à cette rapidité de langage.

Après les compliments d’usage, salut poli de la part. de Napal, geste remplit de dignité du côté de Roncourt, celui-ci entama ses explications avec sa volubilité habituelle.

— Permettez-moi d’abord, mon cher Monsieur, dit-il, de vous mettre en quelques mots au courant de l’organisation générale de notre alimentation. Le conseil de l’industrie alimentaire comporte trois grands services ou trois grandes directions : l’étude ; la partie économique, la fabrication alimentaire. Ces services se décomposent en subdivisions, en sections. L’étude comprend, seule, quatre subdivisions : 1° étude d’un type humain normal au point de vue de la gustation : section a, de la digestion ; section b, de la nutrition ; section y, des effets physiologiques, ou section 8. — 2° étude des variations du type normal suivant les races, les régions le sexe, l’âge, le tempérament, etc., en tout 30 sections. — 3° étude de l’aliment tel que la nature nous le donne, minéral, végétal, ou animal ; 3 sections seulement ; 4° étude du repas en qualité et en quantité, où autrement dit fusion des trois subdivisions précédentes suivant le meilleur résultat à suivre au point de vue le plus favorable à l’homme. Telle est 1a direction, qui constitue l’étude.

Roncourt mit huit où dix secondes à peine pour développer cette énumération, qu’il accompagna de grands gestes indicateurs dirigés tantôt vers les bâtiments d’une subdivision, tantôt vers ceux d’une autre ; de sorte que l’ensemble en parut immense à Napal, aussi bien au point de vue de la construction architecturale qu’à celui du nombreux personnel qui la desservait. Il entrevoyait une complication si colossale qu’il craignit un moment de rester impuissant à la comprendre dans ses détails.

— Cette explication donnée, allons plus loin, dit Roncourt en prenant le bras de Napal.

Ils montèrent dans un tramway qui les transporta cinq cents mètres au delà. Le surveillant général reprit le fil de son discours avec une telle volubilité que Napal ne parvenait plus à distinguer que les parties essentielles.

— Nous sommes ici, mon cher monsieur, dans la partie économique : ensemble de deux directions. La première comprend trois subdivisions : 1° Économie du développement, c’est-à-dire agriculture, élevage, pisciculture, etc... quinze sections. On y calcule la grandeur ou quantité nécessaire que doit fournir la production, les masses de matière à distribuer suivant. le lieu, l’heure et la répartition rationnelle. 2° L’extraction où l’abatage des bêtes, récoltes, chasses, pêches, etc. 12 sections. Là, on indique les quantités relatives aux abatages, les époques auxquelles on doit les exécuter, les endroits de la consommation ; 3° Les transports en général ou masses à transporter, longueurs des chemins à parcourir, tares essentielles, etc., 3 sections. La deuxième direction se décompose en deux subdivisions : 1° Entrepôt des aliments, c’est là où vous travaillez actuellement, 8 sections : 2° Utilisation des aliments suivant l’économie, tout en satisfaisant aux buts trouvés dans le service Étude. C’est le bureau où l’on vous a placé d’abord. Je n’insiste pas.

Roncourt s’arrêta, suspendit ses gestes indicateurs et souffla un peu.

— Ouf ! fit Napal, dont le cerveau commençait à se surexciter parles efforts d’attention qu’il apportait afin de ne rien perdre des paroles de son interlocuteur.

Cependant son désir d’apprendre l’emportant sur la fatigue :

— Puisque nous en sommes, dit-il, sur la subdivision dans laquelle je travaillais, est-à-dire l’entrepôt des aliments, il me semble, si je vous ai bien compris, qu’elle remplit ici la place qu’occupent chez nous les boutiquiers ou les petits marchands.

— Oui, répondit Roncourt, mais sur une échelle beaucoup plus vaste et en évitant les inutilités. Chez vous, par exemple, l’épicier achète ses marchandises en gros et sert ainsi d’intermédiaire entre le producteur et le consommateur, sans que ni les uns ni les autres puissent se rendre exactement compte de la quantité des objets manufacturés à mettre en circulation pour les besoins incertains du public. Ici, nos entrepôts réalisent le but de mettre l’aliment à portée de son point de consommation, avec la quantité absolument prévue d’avance, ce qui nous permet de réduire à ses justes proportions le nombre du personnel, ainsi que celui des magasins, qui ne distribuent, vous le comprenez, que le strict nécessaire à la consommation générale.

— Je comprends, répondit Napal ; vous évitez de la sorte un gaspillage énorme ; et vous réalisez une économie considérable.

— Considérable ? s’écria Roncourt, dites extraordinaire, incroyable, si nous comparons ce qui se pratique ici avec ce qui se passe ailleurs. Nous arrivons certainement à ne pas dépenser plus d’un million là où d’autres en dépenseraient cent sans atteindre à un aussi bon résultat.

Saisi par cette réponse, Napal s’arrêta comme pour. admirer l’amplitude des halls sous lesquels il circulait, mais, en réalité, pour réfléchir que les subdivisions de l’Entrepôt étaient sous la direction d’Isabelle et qu’il se trouvait placé sous ses ordres depuis le jour de son arrivée. Cette réflexion le fit sourire, puis revenant à Roncourt :

— Excusez-moi, lui dit-il, j’examinais l’ensemble de cette merveilleuse construction. Continuons, je vous prie.

Le surveillant général avait profité de ce répit pour reprendre haleine ; la machine était remontée, paroles et gestes se mêlèrent en un tourbillon dans lequel Napal fut enveloppé comme la mouche dans la toile de l’araignée.

— Toutes les explications précédentes, dit Roncourt, ne sont qu’un léger aperçu de l’ensemble. Le détail en est tel qu’il faudrait plus d’une semaine pour vous le faire comprendre dans ses lignes principales. Je le négligerai.

Napal respira un peu.

— Afin de vous éviter une trop grande contention d’esprit, poursuivit Roncourt, nous ne visiterons que le troisième service, celui de la fabrication alimentaire ou partie industrielle. C’est le plus pittoresque. Êtes-vous prêt ? Oui. Vous n’êtes pas fatigué ? Non. Alors, c’est très bien, ne perdons pas de temps, partons. Vous allez. voir, c’est très intéressant, très intéressant.

— Je n’en doute pas, fit Napal.

— Remarquez que nous n’avons en Europe que trois endroits pour les deux premiers services : c’est-à-dire l’Étude et la partie Économique, tandis qu’il existe forcément un très grand nombre de fabrications alimentaires, répandues suivant les agglomérations humaines, les nécessités de travail, etc. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?

— Oui, je conçois très bien, répondit Napal, qui poussa un soupir de satisfaction en se disant qu’au moins, dans l’ensemble il verrait des appareils sans être obligé d’écouter et d’essayer de comprendre des classifications aussi fastidieuses que compliquées.

Hélas ! ce n’était qu’une vaine espérance. Arrivé devant une grande porte voûtée, Roncourt s’arrêta, et lâchant les écluses de son moulin :

— La fabrication alimentaire se décompose en quatre subdivisions : 1° Fabrication de l’aliment simple, tel que le pain, par exemple ; 2° de l’aliment composé où préparation culinaire ; 3° de la conservation (viandes de conserves, etc.) ; 4° du service. Mais, afin de gagner du temps, nous ne suivrons pas l’ordre de ces subdivisions, nous les visiterons suivant Ia disposition successive des bâtiments.

— Bien, fit Napal.

— Nous allons donc examiner le triage, le fractionnements de premier et de second ordre, les lavages, les agitations, les sectionnements, les pulvérisations, les battages, la stérilisation, la distillation, la fermentation, la décoction, l’ébullition, la réunion, les mélanges, les mouvements rotatoires, puis la dessiccation mécanique, la dessiccation chimique, la désaération, la cuisson, la congélation les enduits.

Après avoir prononcé cette tirade d’une seule haleine, Roncourt s’arrêta pour respirer, huma l’air et s’épanouit dans un sourire satisfait.

Napal était étourdi.

— Que n’es-tu là, brave Papillon, se disait-il ; tu m’aiderais à supporter cette avalanche de paroles en ripostant par une suite de proverbes assortis.

Après avoir franchi la grande porte voutée, Roncourt et Napal prirent un ascenseur qui les descendit de quelques mètres puis ils entrèrent dans une immense galerie.

épisode 4 — 1e Juin 1898 1898

Dès le premier coup d’œil, le jeune Indien eut un sentiment d’intime satisfaction. De larges baies ogivales, éclairant la galerie du haut, laissaient passer une lumière douce et tamisée. L’ensemble était d’une extrême propreté. Les ouvriers circulaient au moyen de chariots mus par l’électricité. Des casiers en métal brillant s’alignaient à l’infini sur la longueur de la galerie. Dans ces casiers se rangeaient des corbeilles pleines d’un raisin savoureux, dont les grappes étaient entremêlées avec art. Ces corbeilles, disposées avec une symétrie savante, présentaient un coup d’œil réellement agréable, elles dégageaient un parfum si doux, que Napal ne put s’empêcher de s’écrier :

— Jamais je n’ai vu spectacle plus appétissant ! Cela donne envie d’en manger.

— Ne vous gênez pas, répondit Roncourt en souriant avec satisfaction.

— Vous permettez ?

— Je vous en prie.

Napal prit une grappe dans l’une des corbeilles et commençait à l’égrener, lorsqu’il entendit une sonnerie.

— Qu’est ce que cela ? demanda-t-il surpris.

— Vous venez de prendre une grappe, n’est-ce pas ?

— Oui, celle-ci ; j’avoue qu’elle est délicieuse.

— Eh bien, le compteur au gramme, qui se trouve dissimulé dans le feuillage, a noté la diminution du poids en sonnant.

— Vraiment ?

— Tenez, le voici.

— Très ingénieux, dit Napal en examinant l’appareil, Mais qui sera prévenu de cette diminution ?

— Moi-même, en rentrant dans mon bureau, je trouverai cette perte notée sur mes appareils.

— Voilà qui est merveilleux ! fit Napal réellement intéressé.

Ils continuèrent leur marche. À la vigne succédait la galerie des pêches. Elles étaient arrangées en petites pyramides, et la couleur rouge de ces fruits veloutés reposait l’œil du vert des grappes de raisin. Les chariots passaient et repassaient en tous sens, portant les ouvriers qui tantôt emportaient des corbeilles, tantôt en apportaient d’autres ; le tout accompagné de bruit de timbres avertisseurs et de sonneries d’appel.

— Montons dans l’un des chariots, dit Roncourt, sans quoi nous n’en finirions jamais.

Le léger véhicule les emporta vivement à travers une suite de galeries. Ils arrivèrent à un rond-point où aboutissaient plusieurs salles. On distinguait dans l’une d’elles des murailles de carottes soigneusement alignées ; dans une autre une perspective de choux superposés ; dans une troisième, des bœufs écorchés disposés sur une ligne qui paraissait indéfinie, etc.

— Superbe ! s’écria de nouveau Napal, emporté non seulement par la beauté du spectacle, par l’ordre, le grandiose, l’activité prodigieuse qu’il contemplait partout, mais encore par ce sentiment de juste orgueil que ressent toute créature humaine en présence d’une œuvre merveilleuse sortie de la main des hommes.

— Ceci est le triage, poursuivit Roncourt. Les aliments y sont disposés tels qu’on les a obtenus à la suite des récoltes, chasses, pêches, etc., après leur avoir fait subir sur place une première préparation, afin de diminuer le poids pour le transport. Nous arrivons maintenant dans une autre section.

Une sorte de calme régnait au milieu des salles du triage ; le mouvement des ouvriers en troublait seul le silence. Napal traversa même des galeries où on n’entendait aucun bruit.

Mais, en passant d’une section à une autre, il se produisit comme un changement à vue. Autant la première était silencieuse, autant la seconde était bruyante. On y entendait un bruit formidable de machines, de clapotis d’eaux, de chocs indéfiniment répétés. Cette section comprenait d’immenses salles dans lesquelles on voyait des légumes, précipités par en haut dans des machines, ressortir séparés, les carottes, par exemple, de leurs feuilles ; les oignons de leur tige. Puis la partie utile était transportée mécaniquement dans des laveurs où l’aliment roulait, cahoté dans des masses d’eau, et venait se ranger symétriquement dans des récipients dosés, tandis que l’eau s’échappait bourbeuse, après avoir enlevé la terre adhérente aux légumes.

Dans d’autres salles les quartiers de bœufs se montraient coupés en tranches plus minces qu’au triage. Ailleurs les graines étaient battues et secouées avant d’être stérilisées.

Napal et Roncourt parcouraient rapidement les salles.

— Vous remarquerez ici, reprit Roncourt, le fractionnement de premier ordre, le lavage et l’agitation mécaniques. Les légumes et les viandes sont séparés en gros de leurs parties inutiles ; l’eau fait ensuite disparaitre les impuretés. Regardez, ajouta-t-il en indiquant des amas de pommes de terre parfaitement lavées et rangées en tas dans des chariots. Ces opérations préliminaires ne suffisent pas. À l’aide d’appareils plus délicats, nous enlevons les parties non nutritives qui adhèrent fortement à l’aliment, telles que les pelures des pommes de terre, les cosses des pois, les peaux de certains fruits, les noyaux, etc. Ce travail est celui du fractionnement de deuxième ordre, dans les bâtiments duquel je vais vous introduire.

Ils entrèrent dans une grande salle où Napal vit des machines séparer la viande des graisses en même temps qu’elles la désossaient. Pendant qu’il donnait ses explications, le surveillant général examinait et regardait partout, suivant son habitude, Il se pencha vers un compteur.

— Monsieur Kaunitz ! s’écria-t-l d’une voix forte.

L’homme interpellé accourut. C’était un surveillant d’appareils sous les ordres directs de Roncourt.

— Monsieur, lui dit ce dernier, je vous engage à mieux surveiller vos machines, Voyez ce compteur.

Kaunitz se baissa, regarda, puis s’inclina en disant :

— Cette inexactitude m’avait échappé, je vous prie de m’excuser.

— Je vous excuse pour cette fois, mais soyez plus attentif, sans quoi je signalerai votre négligence.

Napal examina le compteur à son tour, cherchant la preuve de la faute commise. Il vit l’aiguille de l’appareil au zéro de la graduation, c’est-à-dire là où il crut qu’elle devait être.

— Je n’aperçois rien d’anormal, dit-il.

— Comment ? répondit Roncourt ; regardez l’aiguille.

— Je la regarde.

— Eh bien ?

— Elle est au zéro.

— Pas du tout.

Napal se pencha de nouveau.

— Pourtant... fit-il.

— Examinez le vernier, il indique qu’elle en est à un dixième de millimètre.

— Un dixième de millimètre ! s’écria Napal, qu’est-ce que cela fait ?

— Comment, ce que cela fait ! Voulez-vous savoir ce que cela fait ?

— Je serais heureux de l’apprendre,

— La machine, n’ayant plus de précision, fonctionne avec une perte de un gramme de viande par fraction de deux cents grammes, parce que le déchet est mal enlevé. Voilà ce que cela fait !

— Un gramme par deux cent grammes, ce n’est rien.

— Mon cher monsieur, prononça Roncourt. Il passe ici plusieurs millions de kilogrammes de viande. Ce qui, dans le cas présent, nous ferait au total une perte de cinq à six mille kilogrammes si je n’y avais pas pris garde.

Et Roncourt satisfait de l’effet produit se remit en marche. Napal Le suivit, légèrement abasourdi par ce qu’il venait d’entendre et comparant cette précision avec l’insouciance ou plutôt avec l’incurie qui, dans l’Inde ou chez les autres nations, préside aux manutentions alimentaires dans lesquelles des milliers et des milliers de kilogrammes de substances nutritives sont élaborés en pure perte, auprès de malheureux qui meurent de faim et de misère.

— Nous avons passé en revue, dit le surveillant général, les opérations préliminaires mécaniques de l’aliment simple. Nous allons voir maintenant les opérations mécaniques de transformation.

Il montra à Napal la salle des sectionnements où l’on subdivisait l’aliment en parties plus petites, selon les besoins, à l’aide de couperets énormes, de presses, de scies rotatives, etc. Puis la salle des pulvérisations pour l’extraction complète de la partie nutritive en poussière ou en liquide ; les huiles étaient extraites des olives, les fécules des graines, la farine des grains, le jus des viandes, etc. ; ensuite la salle des battages pour les beurres, les crèmes, etc.

La fatigue de Napal devenait visible. La vue de ces merveilles de l’industrie l’anéantissait en lui donnant la sensation de sa petitesse en face de tant de grandeur.

— Le temps s’avance, reprit Roncourt, et vous êtes fatigué. Nous examinerons, cette après-midi la préparation culinaire et la conservation des aliments. Vous verrez des choses plus intéressantes que celles que nous avons passés en revue ce matin. Cependant,en attendant l’heure du repas, permettez-moi de vous conduire dans les bâtiments où se pratiquent les opérations chimiques.

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