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Des économies réalisables en se levant avec le Soleil.

dimanche 27 octobre 2024, par Denis Blaizot

Ce texte a été publié dans Le Journal de Paris daté du lundi 26 avril 1784 1784 . Si j’en crois Pour la Science, il est attribué à Benjamin Franklin, plus connu pour ses travaux sur l’électricité et sa participation à la fondation des États-Unis d’Amérique.

Pourquoi le présenter dans la rubrique des Incontournables et autres fondateurs de la SF ? Parce qu’il montre que dès le XVIIIe siècle, certains se faisaient déjà la remarque du découplage entre nos modes de vie citadins et les cycles naturels du monde. Du développement durable avec 240 ans d’avance... si c’est pas de la SF ça ! :-P

Économie

Aux Auteurs du Journal.

Messieurs,

Vous nous faites souvent part des découvertes nouvelles ; permettez-moi de vous en communiquer une dont je suis moi-même l’Auteur, & que je crois pouvoir être d’une grande utilité.

Je passais, il y a quelques jours, la soirée en grande compagnie, dans une maison où l’on essayait les nouvelles lampes de Mrs Quinquet et l’Ange ; on y admirait la vivacité de la lumière qu’elles répandent, mais on s’occupait beaucoup de savoir si elles ne consumaient pas encore plus d’huile que Les lampes communes, en proportion de l’éclat de leur lumière, auquel cas on craignit qu’il n’y eut aucune épargne à s’en servir. Personne de la compagnie ne fut en état de nous tranquilliser sur ce point, qui paraissait à tout le monde très important à éclaircir, pour diminuer, disait-on, s’il était possible, les frais des lumières dans les appartements, dans un temps où tous les autres articles de la dépense des maisons augmentent si considérablement tous les jours.

Je remarquai, avec beaucoup de satisfaction, ce goût général pour l’économie ; car j’aime infiniment l’économie. Je rentrai chez moi & me couchai vers les trois heures après minuit, l’esprit plein du sujet qu’on avait traitée. Vers les six heures du matin, je fus réveillé par un bruit au-dessus de ma tête, & je fus fort étonné de voir ma chambre très éclairée. Encore moitié endormi, j’imaginai d’abord qu’on y avait allumé une douzaine de lampes de M. Quinquet ; mais en me frottant les yeux, je reconnus distinctement que la lumière entrait par mes fenêtres. Je me levai pour savoir d’où elle venait, & je vis que le soleil s’élevait à ce moment même des bords de l’horizon, d’où il versait abondamment ses rayons dans ma chambre, mon domestique ayant oublié de fermer mes volets. Je regardai mes montres, qui font fort bonnes, & je vis qu’il n’était que six heures ; mais trouvant extraordinaire que le Soleil fut levé de si bon matin, j’allai consulter l’Almanach, où l’heure du lever du soleil était en effet fixée à six heures précises pour ce jour là. Je poussai peu plus loin ma recherche, & je lus que cet astre continuerait de se lever tous les jours plus matin jusqu’à la fin du mois de Juin ; mais qu’en aucun temps de l’année il ne retardait son lever jusqu’à huit heures. Vous avez sûrement, Messieurs, beaucoup de Lecteurs des deux sexes qui, comme moi, n’ont jamais vu le soleil avant onze heures ou midi, & qui lisent bien rarement la partie astronomique du calendrier de la Cour ; Je ne doute pas que ces personnes ne soient aussi étonnées d’entendre que le soleil se lève de si bonne heure, que je l’ai été moi-même de le voir. Elles ne le seront pas moins de m’entendre assurer qu’il donne la lumière au même moment où il se lève ; mais j’ai la preuve du fait. Il ne m’est pas possible d’en douter, Je suis témoin oculaire de ce que j’avance, & en répétant l’observation les trois jours suivants, j’ai obtenu constamment le même résultat. Je dois cependant vous dire, que lorsque j’ai fait part de ma découverte dans la société, j’ai bien démêlé dans la contenance & à l’air de beaucoup de personnes un peu d’incrédulité, quoiqu’elles aient eu assez de politesse pour ne pas me le témoigner en termes exprès.

Cet événement m’a fait faire plusieurs réflexions sérieuses & que je crois importantes. J’ai considéré que sans l’accident qui m’a éveillé ce jour-là si matin, j’aurais dormi environ six heures de plus pendant lesquelles le soleil donnait sa lumière ; & par conséquent, J’aurais vécu six heures de plus à la lueur des bougies. Cette dernière manière de s’éclairer étant beaucoup plus coûteuse que la première, mon goût pour l’économie m’a conduit à me servir du peu d’arithmétique que je sais pour quelques calculs sur cette matière, & je vous les envoie, Messieurs, en vous faisant observer que le grand mérite d’une invention est son utilité, & qu’une découverts dont on ne peut faire aucun usage, n’est bonne à rien.

Je prends pour base de mon calcul la supposition qu’il y a 100 mille familles à Paris qui consomment chacune, pendant la durée de la nuit, & les unes dans les autres, une livre de bougie ou de chandelle par heure. Je crois cette estimation modérée, car quoique quelques-unes consomment moins, il y en a un grand nombre qui consomment beaucoup davantage. Maintenant je compte environ sept heures par jour pendant lesquelles nous sommes encore couchés, Le soleil étant sur l’horizon ; car il se lève pendant six mois entre six & huit heures avant midi, & nous nous éclairons environ sept heures dans les vingt-quatre avec des bougies & des chandelles. Ces deux faits me fournissent les calculs suivants :

Les six mois du 20 Mars au 20 Septembre me donnent 183 nuits. Je multiplie ce nombre par sept pour avoir le nombre des heures pendant lesquelles nous brûlons de la bougie ou de la chandelle, & j’ai 1281. Ce nombre multiplié par 100 mille, qui est celui des familles, donne 128,100,000 heures de consommation. À supposer, comme je l’ai dit, une demi-livre de bougie ou de chandelle consommée par chaque heure dans chaque famille, on aura 64,050,000 liv. pesant de cire où de suif consommées à Paris ; & si l’on estime la cire & le suif l’un dans l’autre au prix moyen de 30 sols la livre, on aura une dépense annuelle de 96,075,000 livres tournois en cire & suif. Somme énorme ! que la seule ville de Paris épargnerait en se servant, pendant les six mois d’été seulement, de la lumière du Soleil, au lieu de celle des chandelles & des bougies ; & voilà, Messieurs, la découverte que j’annonce & la réforme que je propose.

Je sais qu’on me dira que l’attachement aux habitudes est un obstacle invincible à ce qu’on adopte mon plan ; qu’il fera plus que difficile de déterminer beaucoup de gens à se lever avant onze heures ou midi, & que par conséquent ma découverte restera parfaitement inutile ; mais je répondrai qu’il ne faut désespérer de rien. Je crois que toutes Les personnes raisonnables qui auront lu cette Lettre, & qui par son moyen auront appris qu’il fait jour aussitôt que le soleil se lève, se détermineront à se lever avec lui ; & quant aux autres, pour les faire entrer dans la même route, je propose au Gouvernement de faire les règlements suivants :

1° Mettre une taxe d’un louis sur chaque fenêtre qui aura des volets empêchant la lumière d’entrer dans les appartements aussitôt que le soleil est sur l’horizon.

2° Établir pour la consommation de la cire & de La chandelle dans Paris, la même loi salutaire de Police qu’on a faite pour diminuer la consommation du bois pendant l’hiver qui vient de finir, placer des Gardes à toutes les boutiques de Ciriers & de Chandeliers, & ne pas permettre à chaque famille d’user plus d’une livre de chandelle par semaine.

3° Faire sonner toutes les cloches des Églises au lever du soleil ; & si cela n’est pas suffisant, faire tirer un coup de canon dans chaque rue, pour ouvrir les yeux des paresseux sur leur véritable intérêts.

Toute la difficulté fera dans les deux ou trois premiers jours, après lesquels ce nouveau genre de vie sera tout aussi naturel & tout aussi commode que l’irrégularité dans laquelle nous vivons ; car il n’y a que le premier pas qui coûte. Forcez un homme de se lever à quatre heures du matin, il est plus que probable qu’il se couchera très volontiers à huit heures du soir, & qu’après avoir dormi huit heures, il se lèvera sans peine à quatre heures le lendemain matin.

L’épargne de cette somme de 96,075,000 L. tournois qui se dépensent en bougies & chandelles, n’est pas le seul avantage de mon économique projet. Vous pouvez remarquer que mon calcul n’embrasse qu’une moitié de l’année, & que, par les mêmes raisons, on peut beaucoup, même dans les six mois d’hiver, quoique les jours soient plus courts. J’ajoute que l’immense quantité de cire & de suif qui restera après la suppression de la consommation de l’été, rendra la cire & le suif à meilleur marché l’hiver suivant, & pour l’avenir, tant que la réforme que je propose se soutiendra.

Quoique ma découverte puisse procurer de si grands avantages, je ne demande pour l’avoir communiquée au Public avec tant de franchise, ni place, ni pension, ni privilège ; ni aucun autre genre de récompense. Je ne veux que l’honneur qui doit m’en revenir, si l’on me rend justice. Je prévois bien que quelques esprits étroits & jaloux me le disputeront, qu’ils diront que les anciens ont eu cette idée avant moi, & peut être trouveront-ils quelques passages dans de vieux Livres pour appuyer leur prétention. Je ne leur nierai point que les anciens ont connu en effet les heures du lever du soleil, peut-être ont-ils eu, comme nous, des Almanachs où ces heures étaient marquées ; mais il ne s’enfuit pas de là qu’ils aient su ce que je prétends avoir enseigné le premier, qu’il nous éclaire aussitôt qu’il se lève ; c’est là ce que je revendique comme ma découverte. En tout cas, si les anciens ont connu cette vérité, elle a été bien oubliée depuis & pendant longtemps ; car elle est certainement ignorée des modernes, ou au moins des habitants de Paris : ce que je prouve par un argument bien simple. On sait que Les Parisiens sont un peuple aussi éclairé, aussi judicieux, aussi sage qu’il en existe dans le monde : tous, ainsi que moi, ont un grand goût pour l’économie, & font profession de cette vertu ; tous ont de très bonnes raisons de l’aimer. Or, cela posé, je dis qu’il est impossible qu’un peuple sage dans de semblables circonstances, eût fait si longtemps usage de la lumière fuligineuse, malsaine & dispendieuse, de la bougie & de la chandelle, s’il eut connu, comme je viens de l’apprendre & de l’enseigner, qu’on pouvait s’éclairer pour rien de la belle & pure lumière du soleil.

J’ai l’honneur d’être, &c. Un Abonné.